L'ortolan
Les Romains consommaient déjà les ortolans. Au XVIIe siècle, si on se réfère à La Varenne (1), ils étaient apprêtés « en ragoust » et servis en entremets. Lors du fastueux festin donné en 1680, à Versailles, à l’occasion du mariage de mademoiselle de Blois, fille de Louise de La Vallière et de Louis XIV, avec le prince de Conti, il fut servi, entre autres mets raffinés, pour seize mille livres d’ortolans (2). François de Bachaumont ne consommait que les ortolans apprêtés par un cabaretier provençal du nom de Frontrailles.
« C’est chez cet illustre Frontrailles
Où les tourtes, les ortolans,
Les perdrix rouges et les cailles,
Et mille autres vols succulents
Nous firent horreur des mangeailles
Dont Carbon et tant de canailles
Vous affrontent depuis vingt ans. » (3)
(1) Le Cuisinier françois, 1651, édition de 1653.
(2) Mercure galant, janvier 1680. Ce festin fut constitué de trois services de cent soixante plats chacun.
(3) Le Voyage de Chapelle et de Bachaumont, 1 ???.
Un gastronome anglais, du nom de Rogerson, aurait manifesté un tel goût pour les ortolans que celui-ci l’aurait conduit à la mort. « On assure que ce digne émule d’Apicius a dépensé, dans l’espace de neuf mois, pour sa table et en expériences culinaires, la somme de 150,000 liv. st. (3,750,000 fr. de notre monnaie) ; ce qui composait toute sa fortune. Réduit à la misère et au triste état de mendiant, il employa une guinée, la dernière dont on lui avait fait la charité, à l’accommodage d’un ortolan, son mets favori ; et après l’avoir savouré avec toute la délectation d’un profès consommé dans l’art de déguster, il se fit sauter la cervelle. On peut dire que pour un gastronome, digne des enfants des bords de la Tamise, c’est mourir au champ d’honneur, tout en narguant les caprices de l’ingrate fortune. » (4)
Mais les amateurs de bonne chère n’en arrivaient pas tous à de tels extrêmes, dignes des joueurs invétérés, possédés par l’attrait du jeu… Et sans doute la faible digestibilité de cette boule de graisse qu’était l’ortolan avait-elle raison des gourmets les plus avertis. Car, comme l’explique l’Encyclopédie (1758), ce petit oiseau ne pouvait convenir qu’aux estomacs des classes aisées : « on ne mange ordinairement cet oiseau qu'après l'avoir engraissé dans des volieres. Lorsqu'il y a été nourri un certain tems, il ne paroît plus qu'un petit peloton de graisse. On le met rôti, ou après l'avoir fait tremper pendant une ou deux minutes, dans du bouillon ou du jus bouillant ; car il est si délicat, que cette courte application d'une chaleur légere suffit pour le cuire parfaitement. On pourroit aussi facilement l'enfermer dans des coques d'oeufs de poule bien réunies, le cuire dans l'eau ou sous la cendre, & répéter à peu de frais, une des magnificences de Trimalcion, qui est un jeu de festin assez plaisant. On l'assaisonne avec le sel, le poivre & le jus de citron : malgré ce correctif, il est peu de personnes qui puissent en manger une certaine quantité sans les trouver fastidieux : mais si on n'en mange que deux ou trois, on les digere communément assez bien, c'est-à-dire pourtant les estomacs accoutumés aux viandes délicates ; car l'ortolan est éminemment & exclusivement consacré aux sujets de cet ordre. Les manœuvres & les paysans ne sauroient s'en accommoder. »
(4) G. P. Philomneste, Le Livre des Singularités, Paris, 1841, sixième objet.
De fait, lors de leur passage au-dessus du Sud-Ouest, les ortolans étaient capturés, puis engraissés. « L’ortolan est un oiseau de passage des contrées méridionales de l’Europe ; à son passage, on le prend aux gluaux et à la nappe. Il est peu chargé de graisse alors, mais au moyen du millet dont on le nourrit pendant quelques jours dans un endroit privé de lumière, il arrive à l’obésité en peu de temps. C’est un mets très recherché, et pour plusieurs gourmands le gibier par excellence. Ils se cuisent à la broche le plus ordinairement, bardés de lard, et se mangent arrosés de jus d’orange », explique Grimod de La Reynière.
Le roi Louis XVIII ne dédaignait pas le luxe, et l’ortolan suscitait tout son intérêt… Comme le relate Alexandre Dumas, « des ortolans étaient cuits dans le ventre de perdreaux capitonnés de truffes, de sorte que Sa Majesté hésitait parfois pendant quelques minutes entre l'oiseau délicat et le légume parfumé. » (5) Sainte-Beuve aimait la bécasse entourée d’un « rosaire d’ortolans ». Parfois des faisans dorés truffés se trouvaient « flanqués d’ortolans », comme ce fut le cas du banquet offert par le Président de la République au roi Édouard VII, à l’ambassade de France, à Londres, en 1904. Mais c’est avec le perdreau dit « rouge » que l’ortolan fut le plus souvent marié. Au début des années 1930, Édouard Nignon recommandait d’entourer les perdreaux, bardés, rôtis à la broche et dressés sur des croûtons frits tartinés des foies des volatiles cuits « d’un chapelet d’ortolans cuits à la goutte de sang » (6). Un ensemble pour le moins somptueux ! Mais, attention, conseillait-il, « Ne mettez pas plus de deux ortolans par convive, c’est une quantité suffisante pour permettre à chacun d’apprécier la délicatesse du mets et partant le fini de votre art. »
(5) Grand Dictionnaire de Cuisine, 1873.
(6) La « cuisson des ortolans à la goutte de sang » se fait ainsi : « Humectez d’eau fraîche un plat long dont vous saupoudrerez ensuite l’intérieur de sel fin ; placez dessus les ortolans et cuisez au four vif pendant 5 minutes. »
Ortolans à la toulousaine ou à la provençale, ortolans en caisses et terrines d’ortolans (7), chaud-froid d’ortolans des Landes, ortolans sur canapés, « rôti d’ortolans », « ortolans cocotte » (8), salmis d’ortolans (9), « ortolan à l'indépendance » et « ortolan à la sultane » (10) … Au tournant du XXe siècle, les « vrais » ortolans demeuraient considérés comme les plus délicats des petits oiseaux. Seuls les becfigues étaient susceptibles de rivaliser en saveur, nous dit Louis-Eustache Audot, qui recommande de ne pas vider les ortolans, de les barder et de les rôtir à la broche, pendant 15 minutes, en les arrosant d’un peu de lard fondu pendant la cuisson.
Aujourd’hui, à l’instar de l’alouette, l’ortolan est une espèce protégée dont la consommation ne peut qu'être clandestine.
(7) Les recettes de ces quatre premières préparations sont données par Alexandre Dumas (Grand Dictionnaire de Cuisine, 1873).
(8) Par exemple, ce mets figure parmi les nombreux apprêts raffinés du fastueux menu de Noël composé par Auguste Escoffier, chef de cuisine, au Savoy-Hôtel à Londres, en 1899.
(9) Recette évoquée par Alexandre Dumas (Grand Dictionnaire de Cuisine, 1873) à propos d’un fin gourmet, le vicomte de Vieil-Castel, frère du comte Horace de Vieil-Castel, qui fit le pari de manger un dîner de cinq cents francs au café de Paris. Parmi les mets du menu ; un salmis d’ortolans, composé de dix ortolans et dont le vicomte ne fit que dix bouchées.
(10) Deux apprêts mentionnés par Alexandre Dumas (Grand Dictionnaire de Cuisine, 1873), qui n’en fournit, toutefois, pas la recette.
Ajouter un commentaire
Commentaires