Aux origines
de la bière…
Longue tradition, en vérité, que celle de la bière ! Voilà quelque six mille ans que cette boisson existe. Et dès ses origines, elle fut frappée au sceau de l’universalité : elle enrichissait l’alimentation frugale des populations, était de tous les festins royaux, constituait une offrande aux dieux. La boisson alcoolisée la plus ancienne au monde eut même ses divinités et fit l’objet de cultes.
La bière aux origines de la civilisation
Pour l’Ancien Monde, le berceau de l’agriculture se situe au Proche-Orient, dans le Croissant Fertile, région aujourd'hui en grande partie désertique qui va de l'Égypte à la Mésopotamie (l'Irak actuel). Là, grâce à la présence de grands fleuves permettant l’irrigation (Tigre et Euphrate, notamment), les premières cultures céréalières furent pratiquées à partir du VIIIe millénaire av. J.-C. Mais quand l’homme se mit-il à fabriquer de la bière ? Sans doute cette fabrication suivit-elle de peu le développement agricole. En Mésopotamie, le vin était rare et cher ; il n’apparaissait qu’à la table des puissants. Quotidiennement, c’était l’eau qui s’offrait à tous, eau des fleuves, eau des puits (alimentés par les infiltrations des fleuves), eau des marais. A ses qualités hygiéniques douteuses, elle joignait un goût souvent altéré par les minéraux et les végétaux en suspension. Même réduite à une piquette plus ou moins fade ou plus ou moins acide, la bière avait du goût, et il suffisait de quelques préparations herbacées pour qu’elle flattât un peu le palais. Sa teneur alcoolique, même faible, pouvait éliminer les parasites. Et, pour des populations qui n’avaient jamais connu l’abondance, la bière, c’était aussi un peu plus de calories au milieu d’une alimentation très frugale.
Les premières recettes de bière apparurent voilà 5 000 ans, au pays de Sumer. Une abondante littérature, gravée sur des tablettes d’argile (1), nous est parvenue sur le sujet. Faite à partir de l’orge principalement, la bière (shikarou) prenait d’innombrables aspects, soigneusement relevés dans les listes que dressèrent des scribes scrupuleux : bière noire, rouge, blanche — bière d’orge, de froment — ; « bonne bière » blanche — « bière de l’homme », servie à la table du roi ; etc. Parfois, le lecteur hésite : le scribe a fait bonne mesure et regroupé comme voisines des boissons fermentées distinctes du vin. L’orge, le froment, le miel, les dattes, les pommes et d’autres fruits sont les matières de base de ces recueils de recettes ou d’inventaires. Mais nul doute pourtant : la bière qui se buvait le plus couramment était faite à partir de l’orge. Il semble que les brasseurs avaient découvert que l'orge maltée produisait les meilleurs extraits de sucre, alors que le blé donnait à la bière un caractère âpre et fruité. Certes, on ne maîtrisait pas encore le phénomène de la levure, on savait seulement que lors de la fabrication de la bière, les dépôts provenant des précédents brassins, qui avaient été laissés dans les récipients d'argile, contribuaient à la transformation du liquide en alcool. A défaut d’en bien connaître la fabrication, nous savons que « l’homme des miches » (de pain) — autrement dit, le brasseur — faisait des pains d’orge et que, pour dire « brasser », les Sumériens employaient un verbe dont la racine est celle qui désigne le pain dans le monde sémitique. Il y eut des recettes locales, il y eut celles de certaines officines. Gravé sur une tablette datée du IXe siècle av. J.-C., l’Hymne à Ninkasi, fille d'Enki et de Ninhursag, déesse de la boisson (surtout de la bière — son nom signifie « Dame de la bière »), nous en livre une formule. Faisant retraite par les monts d’Arménie, au IVe siècle av. J.-C., les soldats grecs commandés par Xenophon (2) trouvèrent, dans un village, des jarres pleines d’une bière blanche et visqueuse qu’il fallut diluer pour s’abreuver. « Les maisons étaient pratiquées sous terre, et quoique leur ouverture ressemblât à celle d'un puits, l'étage inférieur était vaste. On avait creusé d'autres entrées pour les bestiaux, mais les hommes descendaient par des échelles. Il y avait dans ces espèces de cavernes des chèvres, des brebis, des bœufs, des volailles et des petits de toutes ces espèces : tout le bétail y était nourri au foin. On trouva du froment, de l'orge, des légumes et de grands vases qui contenaient de la bière faite avec de l'orge. Ce grain y était mêlé encore et s'élevait en surnageant jusqu'au bord de ces vases qui étaient pleins ; à leur surface nageaient aussi des chalumeaux, les uns plus petits, les autres plus grands : il fallait, quand on avait soif, en porter un à sa bouche et sucer. Cette boisson était forte si l'on n'y mêlait de l'eau ; mais on la trouvait très agréable dès qu'on s'y était accoutumé. » De fait, la bière d’orge, épaissie par chauffage et additionnée d’une purée de fruits, pouvait devenir une sorte de sirop que les hommes de ce temps appelaient un « miel ».
La consommation de la bière était constante et banale. Des représentations gravées sur des sceaux-cylindres et datées des premiers temps de Sumer nous montrent des buveurs, aspirant avec de longues pailles le contenu de jarres où le liquide fermenté est garni à sa surface de débris d’orge mal broyés ou non tamisés. Là où est la bière, là commence la civilisation. Cette boisson courante était considérée, avec le pain, comme l’un des éléments indispensables de la « vie civilisée ». Au début de L’épopée de Gilgamesh, Enkidou (ou Enkidu), colosse primitif créé par la déesse Aruru pour combattre le roi tyrannique d’Uruk, Gilgamesh (voir note plus bas), vint à la vie en pleine nature et était à peine plus qu’une bête sauvage — « il ne savait pas se nourrir ; on ne lui avait pas appris à boire de la bière ». Heureusement, une courtisane d’Uruk réussit à l’approcher et le déniaisa. Chez des Bergers, elle lui apprit à manger et à boire comme les hommes :
« Mange du Pain, Enkidu :
C’est indispensable pour vivre
Bois de la Bière :
Ici, c’est obligatoire !
Il mangea donc du Pain
Jusqu’à plus faim !
Et il but de la bière :
Sept pots !
Son âme, alors, fut à l’aise et contente,
Et son corps, dans un tel ravissement
Que son visage s’éclaira ! »
Boisson des hommes, des rois et des dieux. Au palais royal, un « cellier à bière » enfermait toutes les boissons fermentées. Dans la suite royale, le ras sagê (« chef des porteurs de coupes ») et le ras bappirou (« chef des brasseurs »), qui l’accompagnait, étaient deux grands dignitaires. La bière coulait à flot lors des banquets. Le plus étonnant de ces festins fut celui que donna Assurnasirpal (voir note plus bas) pour fêter la rénovation de la ville de Kalakh/Nimrud, appelée à devenir la capitale de son royaume ; il réunit 69 574 convives et dura dix jours, au cours desquels furent vidées des milliers de jarres de bière. Dans l’infinité des listes de fournitures alimentaires, la bière n’était jamais oubliée, et l’on sait ainsi que les femmes du harem d’Assourbanipal (3) recevaient chaque jour près d’un litre de bière. Le roi ou ses hauts fonctionnaires donnaient des instructions pour que les hommes qu’ils mobilisaient et déplaçaient fussent abreuvés convenablement sur leur itinéraire. Selon de nombreux documents de la fin du IIe millénaire av. J.-C., des fonctionnaires sumériens envoyés en mission recevaient quotidiennement une ration qui, semble-t-il, constituait la nourriture de base : deux litres de farine d'orge et autant de bière, un pot d'huile de sésame (plus rarement, de la graisse animale). Selon les cas, la ration comportait, en outre, un condiment, des oignons, du poisson. Autre témoignage, qui nous a été laissé : quelques dizaines de serviteurs et bergers que le roi de Babylone envoie à Sippar (à 80 km au nord-ouest) doivent trouver les auberges garnies ; trois cents jarres sont commandées par l’intendant royal, et les aubergistes reçoivent des greniers royaux l’orge nécessaire. Par ailleurs, l’armée recrutait des brasseurs pour ses campagnes. A mesure des itinéraires et des expéditions, ils fabriquaient, jour après jour, la bière du soldat ; pas toujours pour le bien de la discipline puisque, dès la halte, c’est la lettre adressée par un inspecteur royal à Assourbanipal qui nous le dit, certains officiers buvaient au point de devenir inaptes pour le service.
Les dieux aussi consommaient de la bière… Dans le mythe babylonien d'Enki et Ninmah (IIe millénaire av. J.-C), lors d’un banquet des dieux, organisé pour fêter la naissance de l’Homme, Enki et Ninmah s'enivrent de bière, et Ninmah défie son époux de trouver une tâche dans la société pour les êtres humains « imparfaits » auxquels elle donnera vie. De même, lors de l'assemblée des dieux, convoquée par Anshar (« totalité des éléments supérieurs ») pour choisir un champion chargé de combattre la déesse Tiamat (Mer primordiale) [4], les divinités « s’assirent au festin, mangèrent des céréales, s’abreuvèrent de forte bière et de douce cervoise remplirent leur coupes. A boire de la bière, ils avaient le corps repu… leur cœur était joyeux […]. » Et ces dieux étaient, bien évidemment, honorés par des offrandes de bière.… Ainsi une paire de tablettes (5) d’argile, conservée au British Museum, mentionne-t-elle la bière, entre 10 chevreaux et des mesures de grains dans une liste d’offrandes à Nin Harra, déesse sumérienne de la fertilité. Mais il était également d’usage d’offrir de la bière aux morts ; cette offrande faisait appel au germe de vie qu'il fallait maintenir dans le monde d'En-bas. Pas de règne sans prescription royale qui organisait, réglementait, administrait les quantités à offrir, les brasseries à créer ou à remettre en marche. Objet d’offrande, la bière était aussi un moyen de paiement ; vers 2 400 av. J.-C., le roi Ouroukagina de Lagash, roi justicier, sévère aux abus des fonctionnaires et du clergé, remit de l’ordre dans les tarifs que pratiquaient les desservants des temples lors des funérailles ; sept jarres de bière pour expédier le défunt ; le roi fit baisser les prix à trois jarres seulement pour la même cérémonie.
D’autre part, l’ancienne Mésopotamie eut ses cabarets. Lieu de fabrication, lieu de consommation, le cabaret était généralement tenu par une femme. La sévérité des règlements de police semble faite pour des endroits louches, où se retrouvaient marginaux et fortes têtes, tous ceux qui pouvaient « fomenter des complots » que la tenancière devait dénoncer aux autorités sous peine de mort. Le « complot » était sûrement l’exception ; mais la police avait l’œil sur des établissements d’où pouvait toujours venir quelque trouble pour la tranquillité publique : les ivrognes y voisinaient avec les débauchés, car ces cabarets étaient des lieux de prostitution (6). C’est le Code d'Hammurabi (7), où la bière est mentionnée à plusieurs reprises, qui explique les droits et les devoirs des cabaretières. Le prix de la boisson était indexé sur celui de l’orge. « Si une cabaretière a livré une cruche de bière à crédit, elle pourra réclamer 50 litres d’orge à la moisson. » (§ 111.) Mais « Si une cabaretière n’a pas voulu recevoir d’orge en paiement de bière, mais de l’argent au plus haut cours, ou si elle a réduit la quantité de bière par rapport à la quantité d’orge, cette cabaretière, on la convaincra et on la jettera à l’eau. » (§ 108.) La réglementation était impitoyable… Était condamnée à être brûlée vive toute prêtresse qui ouvrirait une taverne ou simplement y entrerait pour boire (§ 110). Quoi qu’il en fût, ce commerce était utile à la vie sociale, et la liturgie prévoyait des cérémonies bien significatives. Nous sont parvenus des textes incantatoires destinés à ramener la faveur des dieux sur un cabaret qui périclitait. Trois prières devaient être récitées : deux par des prêtres que l’on peut dire « ordinaires » ; une, la dernière, par une oblate de la déesse Ishtar, déesse de la vie, de l’amour et de la volupté, autrement dit par une prostituée sacrée, dont les paroles rendraient à l’établissement sa clientèle qui ne faisait pas que boire. Les femmes associées à la boisson ? La Mésopotamie n‘a produit nul Rabelais pour en exploiter le thème.
Gilgamesh
Cinquième roi de la ville sumérienne d'Uruk (vers 2600 av. J.-C.), placé au centre de légendes liées à la genèse du monde et relatées dans un vaste poème épique. Les exploits de ce roi divinisé en firent l'un des héros mésopotamiens les plus populaires et furent repris à Babylone et chez les Assyriens. Le rayonnement de l'œuvre dépassa même les frontières de la Mésopotamie, comme l’attestent des versions hittites et hourrite, mises au jour en Cappadoce (Turquie), ainsi que les fragments découverts à Jéricho (Cisjordanie) et à Ougarit (Syrie).
Le texte le plus connu et le plus complet de L’épopée de Gilgameshest celui retrouvé dans la bibliothèque d'Assurbanipal (viie s. av. J.-C.) ; il se compose de douze tablettes de deux cents à trois cents vers chacune. Toutefois, l'œuvre originale, qui remonte au deuxième millénaire, devait compter environ 3500 vers.
Assurnarsipal
Roi d'Assyrie, 883-859 av. J.-C. Cette festivité est relatée par un texte inscrit sur une stèle de pierre jaune mise au jours lors des fouilles de la ville. Mais on a ensuite trouvé des copies identiques en d'autres endroits de l'Assyrie, ce qui a conduit certains assyriologues à surnommer ce texte la « Standard inscription ».
« Lorsque Assurnasirpal, le roi d'Assyrie, inaugura le palais de Kalakh, un palais de joie (érigé avec) grande ingéniosité, il y invita Assur, le grand seigneur ainsi que les dieux de son pays, à un banquet (dont voici le menu) : 1 000 boeufs gras, 1 000 veaux et moutons d'étable, 14 000 chevreaux de commerce, pris aux étables de ma dame Ishtar, 200 boeufs, pris aux étables de ma dame Ishtar, (et) 1 000 moutons-sihhu (?) - 1 000 jeunes agneaux, 500 cerfs, 500 gazelles, 1000 canards gras, 500 oies, 500 oies sauvages, 1 000 bécasses, 1 000 cailles, 10 000 pigeons, 10 000 tourterelles, 1 000 autres oisillons, 10 000 poissons, 10 000 oeufs, 10 000 gerboises ; 10 000 oeufs ; 10 000 pains ;10 000 (jarres de) bière, 10 000 (outres) de vin, 1 000 cruches de grains de suhu et de sésame, 10 000 (écuelles ?) de sarbu, 1 000 corbeilles de légumes ; 300 (jarres d') huile, 300 d'herbes-raqutu ; 100 de kudimmu, 100 de sel-de-Katni, 100 grains de gubitanu, 100 de grains verts, 100 de grains de "mélange fin" (?), 100 de jus de grenade, 100 de grappes de raisin, 100 portions de fruits mélangés de zamru (?), 100 de pistaches, 100 de kushsi (?) ; 100 charges (?) de tresses d'aulx, 100 de tresses d'oignons, 100 couffins (?) de kunipru, 100 charges de bottes de navets, 100 de rinrinu ; 100 de giddû, 100 pots de miel, 100 portions de beurre clariifé, 100 de lentilles torréfiées (?), 100 grains de suhu torréfiés, 100 de karkatu ; 100 de tiiatu, 100 de cuscute, 100 de mesures de lait, 100 de fromage-eqidu, 100 de breuvage miz'u, 100 de grains d'arsuppu salés, 100 de noix écalées de luddu, 100 de pistaches écalées, 100 de kushsi (?), 100 de plante-habaququ ; 10 de dattes, 10 de titip, 10 de sahamu, 10 de fenouil (?), 10 d'andahshu, 10 de shishanibu, 10 de sirripû, 10 de hashû, 10 d'onguent parfumé, 10 de parfums agréables, 10 de billi, 10 de nassabu ; 10 de sinsimmu, 10 d'olives. » (J Bottéro, La plus vieille cuisine du monde.)
En Egypte, une boisson nationale
Examinant la place de la bière en Égypte, on aboutit à un constat à peu près analogue à celui effectué pour l’ancienne Mésopotamie. Même préoccupation constante concernant l'hygiène des eaux naturelles, même importance de cette boisson de céréales fermentées dans la vie quotidienne, même fabrication artisanale ou familiale, généralement rapide, probablement peu soignée… Même importance mythique aussi. Le mythe du Livre de la Vache céleste (8) met en scène la bière. Rê, le dieu-Soleil, avait créé le Monde, et les hommes jouissaient de ses bienfaits. Tout immortel qu’il était, le père des dieux vieillissait, ses membres d’or étaient pris de rhumatismes, et sa tête de lapis-lazuli commençait à branler. Les hommes l’apprirent et, mauvais comme le furent d’ailleurs les fils d’Adam, ils complotèrent contre le dieu chenu. Prenant conseil des autres dieux, ses enfants, Rê décida de punir cruellement les rebelles. La déesse Hathor — « l’œil de Rê » (oudjat, « ce qui est complet ») — fut envoyée sur Terre pour les châtier. Hélas ! A peine le massacre commencé, la déesse libéra ses instincts meurtriers et prit son aspect léonin de Sekhmet « la Puissante ». Vautrée dans les flots de sang qu’elle répandait, elle recommençait sa tuerie à chaque aurore. Déjà l’humanité n’était plus composée que de survivants, et les dieux consternés voyaient disparaître l’espèce humaine, perverse sans doute, mais dont les prières et les sacrifices quotidiens étaient si utiles au monde des Immortels. Alors, Rê, vieillard retors, fit brasser en toute hâte sept mille jarres de bière rouge, rouge parce qu’elle était additionnée « de grandes quantités de didi », substance qu’il avait fait venir d'Éléphantine. La bière fut répandue avant les premières lueurs du jour, et la déesse tueuse, étonnée, se plongea dans ces flots rouges qui ne pouvaient être que du sang humain. La suite se devine : un bourreau ivre mort n’est plus guère efficace. L’engeance humaine se reforma, et la déesse, définitivement folle de cette boisson, y gagna l’épithète de « maîtresse de l’intoxication ». Son temple de Dendera fut « la maison de l’ivresse ». Il est juste d’ajouter que le goût de l’alcool s’affirma chez la déesse puisqu’elle patronna tout autant la vigne et le vin. Oublieux des massacres des premiers temps, les hommes firent d’Hathor, définitivement, la déesse de la bonne chère et de la joie. Mais Hathor était trop grande pour une si banale et si pauvre industrie, et les Égyptiens spécialisèrent la déesse Menget (Menket, Menqèt) dans la protection du brassage et de ses ouvriers — elle est évoquée dans les textes rituels d'offrandes de bière et est représentée avec une cruche sur la tête. Tenemet est, quant à elle, la déesse de la bière et parfois du miel, qui offre au défunt les produits qu'elle patronne. Le dieu Bes, nain paillard et glouton, bon génie des foyers et des femmes en couches, devait éternellement épancher sa soif en buvant impartialement de la bière et du vin.
Par delà le mythe, l’invention de la bière fut attribuée à Osiris. Ainsi en est-il chez Diodore de Sicile, dans son Histoire Universelle (Ier s. av. J.-C.) : « en faveur des peuples dont le terroir n'est pas propre à la vigne, il [Osiris] inventa une boisson faite avec de l'orge et qui pour l'odeur et pour la force n'est guère différente du vin. » (1, X.) Tout en précisant que c’est Isis qui donna aux Égyptiens « l'usage du froment et de l'orge qui croissent auparavant dans les champs comme des plantes inconnues et négligées » et que ceux-ci « furent charmés de ce changement et par la douceur qu’ils trouvèrent dans cette nouvelle nourriture et par l'horreur qu'ils conçurent eux-mêmes de l'ancienne. » (1, VIII.) Évoquer ainsi les dieux protecteurs de l'Égypte — Isis et Osiris —, nés de la mythologie égyptienne de la Basse-Époque, nous reporte un millénaire avant l'ère chrétienne. Dans son Enquête, Hérodote (484-420) a, bien avant Diodore, mentionné la présence de bière dans l’Égypte ancienne. S’il indique le refus des Égyptiens de se nourrir des deux céréales : « Les autres peuples se nourrissent de froment et d’orge : pour les Égyptiens c’est un déshonneur infamant d’user de ces grains, et ils tirent leur nourriture de l’épeautre (qu’on appelle aussi zeia). » (II, 36.), il constate qu’en revanche « ils ont un vin qu’ils tirent de l’orge, car ils n’ont pas de vignes dans leur pays. » (II, 77.) Certes, l’historien commet une erreur, car le pays possédait des vignobles réputés, mais il a le mérite de faire état de la bière égyptienne (9). A Péluse (auj. Port Saïd), port du delta du Nil qu’il qualifie de « clef de l’Égypte », étaient établies de nombreuses brasseries maîtrisant le maltage du grain et le brassage du malt pour produire une boisson de qualité qu’on arrivait à conserver. Grâce à cela, la bière pouvait être transportée dans les régions conquises. Mais les marins grecs qui commerçaient avec l'Égypte firent aussi beaucoup en faveur de la bière. De fait, pendant toute l'époque romaine, la bière, rudement concurrencée par le vin, réussit à se maintenir sur le pourtour du bassin méditerranéen grâce à ces marins grecs qui louaient les mérites du zython de Péluse.
Textes, peintures, sculptures, maquettes (10) de maisons et d’ateliers nous permettent de reconstituer la fabrication de cette boisson. Le pain et la bière étant les aliments dont le défunt souhaitait disposer pour son voyage dans l'au-delà — ce qui indique bien leur importance dans l'existence terrestre —, c’est principalement par les rites funéraires que des informations nous sont parvenues. De fait, les représentations tombales décrivent la préparation de la bière avec une grande précision. L’orge, germée ou non, était pilée dans un mortier, parfois avec des dattes dont le sucre favorisait la fermentation. La « farine » obtenue était humidifiée, façonnée en pâtons et mise à cuire brièvement dans un four de boulanger — juste le temps de faire dorer la croûte, l'intérieur devant rester cru ; les pains étaient ensuite émiettés dans d’énormes jarres de terre cuite, remplies d’un liquide sucré, à base d'eau et de dattes, puis étaient à nouveau humidifiés pendant plusieurs jours et foulés aux pieds dans une sorte de « cuve à fermentation », jusqu’à obtention d’un mélange homogène. Au bout de quelques jours de fermentation, la pâte humide était transvasée dans des sortes de tamis d’osier, à larges mailles, placés au-dessus de grandes jarres. Un brasseur pressait comme une éponge les plus gros morceaux de pain gorgés de bière, retenus dans le tamis. Certains procédaient même à un second filtrage pour éliminer le plus possible les miettes de pains restantes. La bière s'écoulait d'un trou situé près de la base de la jarre. Elle était ensuite stockée dans des amphores fermées par un bouchon de paille et d'argile humide — elle se conservait assez bien. Chaque brasseur apposait alors un signe distinctif sur le contenant, ainsi que la mention du lieu et de la date de fabrication. Pour être consommée, la bière était versée dans des cruches d’une contenance d’un ou deux litres, où les buveurs plongeaient, pour les remplir, des gobelets en pierre, en métal ou en faïence. Les Égyptiens aimaient corser la bière avec des herbes et du sucre de datte pour en accroître la saveur et le degré alcoolique. Ce processus de fabrication, encore connu dans l’Égypte moderne où se fabrique ainsi la bouza (voir note plus bas), était celui de la production de la bonne bière, de la bière achevée. Le plus souvent, la confection était plus rapide, et l’on imagine mal les troupes d’ouvriers nourries et abreuvées par les fonctionnaires royaux, lors des grands travaux, boire autre chose qu’une « petite bière », à peine fermentée à partir d’orge mal cuite ou insuffisamment broyée (11).
Mais, quelle que fut la variété de bière, son volume se mesurait en des, alors que le hebense rapportait au vin. En effet, les mesures de volume variaient selon les denrées, en particulier s'il s'agissait de liquides, dont l'étalon était généralement la jarre {henou}, d'une valeur de 0,46 litre. D’autre part, plusieurs textes inscrits dans des lieux funéraires font état de « cruches de bière » en offrandes. Ainsi sur la fausse-porte du mastaba du vizir Méhou (12) lit-on : « Mille volailles mille volailles mille bovidés mille pains mille pains pour la bière mille [cruches de] bière mille vaisselles d’albâtre mille pièces de lin ». Tout comme les cadeaux aux humains comportaient des cruches de bière. Pour exemple, ces lignes extraites du préambule du Papyrus n° 1 de Saint-Pétersbourg (13) : « La Majesté du roi des deux Égyptes Khoufouî, à la voix juste, dit :“ Qu'on présente à la Majesté du roi Zasiri, à la voix juste, une offrande de mille pains, cent cruches de bière, un bœuf, deux godets d'encens, et qu'on fasse donner une galette, une pinte de bière, une ration de viande, un godet d'encens pour l'homme au rouleau en chef..., car j'ai vu la preuve de sa science ”. Et l'on fit ce que Sa Majesté avait ordonné. » La « cruche » était une mesure de capacité. L'idéogramme de la cruche de bière (signe W22 de la liste de Gardiner)…
Par ailleurs, il est intéressant de noter que, dans l’ancienne Égypte, la femme exerçait diverses tâches agricoles (battre le blé, vanner) et avait en charge les activités du ménage (moudre le grain, préparer le pain, brasser la bière, cuire le repas, etc.), alors que l’homme s'occupait plus particulièrement du travail des champs et des chantiers. Ainsi intervenait-elle dans la fabrication de la bière. Une célèbre statuette, provenant de la tombe de Mersouankh, administrateur du chambellan royal Raour, et datant de la fin de la Ve dynastie (vers 2350 av. J.-C.) représente une « brasseuse », vraisemblablement la femme du propriétaire des lieux effectuant une des tâches quotidiennes. Car, comme dans la Mésopotamie voisine, la bière concernait, semble-t-il, toutes les classes de la société. Tous les Égyptiens buvaient de la bière, de Pharaon au simple paysan, des scribes aux artisans. On buvait de la bière en toutes circonstances et à toutes heures. Dans les champs pendant la journée, dans les « maisons de bière » (tavernes) dès la nuit tombée, à bord des bateaux qui sillonnaient le Nil ou dans les réceptions… Tout en fauchant, les moissonneurs s’interpellent : « De la bière pour celui qui coupe l’orge », décrypte-t-on dans l’une des scènes peintes décorant l’un des mastabas de l’Ancien Empire le plus connu, celui de Ty (Saqqarah) [14]. Si le riche pouvait boire du vin, il buvait aussi de la bière de qualité, assaisonnée de diverses épices. Le pharaon et sa cour en buvaient, et la charge de sommelier de la bière représentait une haute fonction dont le titulaire portait une blouse avec des manches par-dessus son vêtement de cour. La bière royale n’avait sans doute qu’un lointain rapport avec celle que consommaient le berger, le pêcheur, le paysan à l’ombre d’un palmier. Pour les riches, elle venait de la brasserie de chaque demeure, pièce réservée à cette fabrication, animée par plusieurs ouvriers et disposant d’importants récipients pour le stockage. Pour les gens du commun, tout cela se faisait au jour en jour, dans un coin de l’unique pièce qui constituait la maison. Dans les familles modestes, les pâtons recuits étaient réemployés presque quotidiennement. La fermentation achevée, la bière était filtrée et conservée dans des jarres ouvertes. La peau qui se formait en surface était recueillie et séchée ; elle servait ensuite de levure pour le pain et les pâtisseries.
Bien que presque chaque famille fabriquât sa propre bière, le commerce de cette boisson était florissant. Des bateaux approvisionnaient les villas des riches Égyptiens dans le delta. Il existait de nombreuses variétés de bières. Les unes, de grande réputation, étaient réservées à des usages exceptionnels, les autres étaient de consommation courante. Aucun terme ne suffit à désigner cette variété de boissons. Bière sombre, bière de fer, bière sucrée, bière « du protecteur » (sic), etc. pour le commun des mortels ; bière d’éternité, bière de vérité, etc. pour le souverain et pour les dieux. Les voyageurs grecs se perdaient dans un tel nombre de spécifications, et ils se contentaient d’y voir un « vin d’orge », faisant cas seulement du zython ou zythum (d’une racine qui signifie « bouillir », « fermenter »). Ainsi, comme pour le vin, on distinguait déjà différents crus, plus ou moins renommés, suivant le savoir-faire du brasseur ou la teneur en sucre. La première entreprise de brasserie que nous connaissons est tardive. C’est la firme « Pasion et Sentheus », au Ier siècle avant notre ère, à l’époque où régnaient les successeurs d’Alexandre le Grand. Chaque mois, ces industriels payaient la taxe de 1 % sur la fabrication de la bière, et son montant mensuel était de trois cents kilos de (monnaie) de cuivre. Mais sans doute les Égyptiens appréciaient-ils aussi la bière d'importation, celle de Kech, dans le sud-est de l'Asie Mineure, mais qui, sous ce nom, était peut-être aussi brassée en Égypte. Durant l'Ancien Empire, on connaissait quatre variétés de cette boisson, consommée aussi loin que l'on puisse remonter dans le passé.
Comme la Mésopotamie, l’Égypte connut l’ivrognerie. Certes, on a du mal à croire que la masse des petites gens ait été menacée par ce fléau. Mais fonctionnaires, scribes, propriétaires — petits ou puissants —, gens de cour, monde du spectacle connurent la tentation et souvent y cédèrent. À la mère prévoyante, qui pourvoit chaque jour son fils étudiant de trois miches de pain et de deux jarres de bière, répond l’image du harpiste incapable de reprendre son chant dans le banquet, de l’étudiant qui déserte les cours pour les bancs du cabaret, des convives tétanisés par l’alcool et que leurs serviteurs emportent comme des planches. Les préceptes moraux fleurirent, prônant la mesure et la sagesse.
« Ne te dévoile pas en buvant de la bière,
car les paroles malheureuses qui sortiront de ta bouche
ne seront pas agréables,
sans que tu te rendes compte que tu les as dites.
Tu es tombé; tes membres sont brisés ;
Il n'y a personne d'autre pour te donner la main.
Tes compagnons de beuverie sont là à dire : “ Au loin
l'ivrogne !' ”
On vient te chercher pour te consulter,
et on te trouve étendu sur le sol,
dans la situation d'un jeune enfant. »
(Enseignement d'ami, XVIIIe dynastie.)
Les cabarets égyptiens avaient piètre réputation. On y buvait. On y faisait de mauvaises rencontres. Des femmes de moralité douteuse, des filles de joie (khénémèt) s’y pressaient… Il semble que ce soient essentiellement des marchands syriens qui approvisionnaient ces établissements en belles esclaves babyloniennes. Tel était le tableau qu’offraient « les Maisons de bière ». A la fin du règne de Ramsès III (1198-1168), un sinistre complot fut ourdi dans le harem ; probablement s’agissait-il d’évincer l’héritier désigné au profit d’un des enfants que le pharaon procréait généreusement chez ses concubines. L’affaire était si grave que le pharaon délégua à un tribunal de dix dignitaires le droit de juger et de prononcer la peine de mort. Nos juges ne s’en firent point prier, et les exécutions allèrent leur train, un prince de sang obtenant seulement de se suicider. Brutalement, coup de théâtre ! Deux juges avaient trahi leur devoir ; entourés de prévenues trop charmantes, des femmes du harem et de leurs suivantes, ils avaient succombé. Avec un officier d’infanterie, un capitaine de police et un intendant royal, ils avaient fait « une maison de bière », entendons une partie fine où ces dames avaient pu déployer leurs talents. L’intendant se tua, l’officier fut acquitté ; les deux juges et le capitaine de police eurent le nez et les oreilles coupés. Où peut mener la bière !
Enfin, comme en Mésopotamie, la bière faisait partie des offrandes funéraires. « Quand tu montes au ciel en présence de Rê, on a dissipé pour toi les brumes du fleuve. Tu sors des entrailles de la terre. Tu es pur, tous tes membres ont été purifiés avec du lait, de la bière et de l'encens. Tes impuretés sont enlevées. », lit-on dans Le Livre des Morts (15). L’âme du défunt doit passer neuf épreuves différentes pour atteindre le paradis, et, pour chacune, il doit boire de la bière. Si le pain et la bière étaient les aliments dont le défunt souhaitait disposer pour son voyage dans l'au-delà, c’était bien à la mesure de l’importance de ces produits dans l'existence terrestre. Ici, sur la paroi d’une tombe court l’inscription « [Puisses-tu] boire l’eau courante et recevoir l’offrande invocatoire de pain, bière, viande, oiseaux, et toutes bonnes choses pures données par le ciel ou apportées par Hapy [dieu de l’inondation]. » (16) Là, sur une stèle commémorative dédiée à Seneb-en-ef, fils de Sat-Hathor, « surveillant du local des excédents du chef des travaux », et provenant d’Abydos, est gravée la formule d’invocation « Que le roi fasse une offrande et qu’Osiris, seigneur d'Abydos, fasse une offrande invocatrice, consistant à du pain, de la bière, des veaux, de la volaille, des vêtements et de l'albâtre (ainsi que toutes autres bonnes choses) pour le surveillant du local des excédents du chef des travaux surnommé Seneb-en-ef, fils de Sat-Hathor, le vénéré.» Il était d’usage, au début de l'Ancien Empire, de placer dans les chapelles des tombes des petites statues en calcaire ou en bois représentant des serviteurs au travail et destinées à servir le défunt dans l'au-delà ; parmi elles, certaines représentent des brasseurs. En outre, des scènes peintes sur les parois des tombes traitaient des mêmes activités quotidiennes et, entre autres, de la fabrication de la bière. On retrouve des images du brassage jusque sur les mastabas de l'Ancien Empire. La fresque du grand chambellan Kenamon, d'Amenophis II, à Schech el Gurna, près de Louksor, illustre la fabrication de ce zythum. Enfin, les fouilles ont permis de mettre au jour des objets afférents à la bière, que les Égyptiens plaçaient aussi près des sarcophages. Ainsi, en 2002, à la faveur de la découverte, près des pyramides de Guizeh, de la tombe du surveillant en chef du quartier où vivaient les bâtisseurs des pyramides (IVe dynastie, 2 613 - 2 494 av. J.-C), les archéologues égyptiens ont-ils trouvé 80 jarres qui étaient utilisées pour conserver de la bière.
La bouza
Sorte de bière fabriquée en Égypte, comme dans l’Antiquité, à partir de vieux pain fermenté dans de l’eau ; elle est fortement alcoolisée et ne se conserve pas. « M. Jean est un débris glorieux de notre armée d'Égypte. […] Il imagina de vendre publiquement du vin, chose alors nouvelle en Égypte, où les chrétiens et les juifs ne s'enivraient que d'eau-de-vie, d'arack, et d'une certaine bière nommée bouza. », se souvient Gérard de Nerval (Voyage en Orient, 1867). C'est par un procédé peu différent de celui de l’Antiquité que les Fellah de Haute-Égypte et de Nubie fabriquaient il y a peu une sorte de bière : la pousa, qui avait, malheureusement, l'inconvénient de ne pas se conserver. Si, depuis quelques milliers d’années, la recette de la bouza a peu changé, son prestige a faibli, et elle est devenue la boisson des pauvres.
Le bousa se retrouve en Éthiopie et au Soudan. « Grâce à l'énormité des impôts, la misère est extrême : la plupart des laboureurs n'ont pour nourriture que des feuilles de haricots cuites à l'eau, du lait caillé et du pain de durra ; et pour boisson du bousa, liqueur fermentée, faite avec des graines de durra germé. », écrit le Dr. Edouard Rüppell (Voyages en Nubie, dans le Kordofan et l'Arabie Pétrée, 1829) à propos des habitants de la province de Dongola (Nubie) à la fin des années 1820. À la même époque, on trouve aussi l’orthographe booza sous la plume d’autres voyageurs* qui, sans grande précision, définissent cette boisson éthiopienne comme un « liquide épais qu'on extrait du dhourra ».
* G. Waddington et le Rév. B. Hanbury, Journal d'un voyage dans quelques parties de l'Éthiopie, Londres, 1822
« Les Ababdés ont trouvé ici plusieurs parens et amis, avec lesquels ils n'ont jamais fini leurs accolades. Sur leur demande j'ai consenti à ce que ce jour fut consacré au repos et à la joie. Mes domestiques ont tué le mouton le plus gras qu'ils aient pu trouver; j'en ai donné une portion aux Ababdés, ainsi qu'un petit backsheesh [présent d'argent], pour compléter leur joie. Ils sont déjà en fonction, buvant le bouza, et j'observe que quelques jolies femmes Berbères, viennent encore, par leurs charmes et leurs plaisanteries, ajouter à leur hilarité. »
G.-A. Hoskins
Voyage en Éthiopie, au-delà de la seconde cataracte du Nil, faisant connaître l'état de ce pays et de ses divers habitans sous la domination de Mohammed Ali, ainsi que les antiquités, les arts et l'histoire de l'ancien royaume de Méroé, 1835.
« Quelques hamacs faits avec des courroies de cuir, une large pierre plate sur laquelle on réduit le blé en farine, les ustensiles nécessaires pour cuire le pain et préparer du bousa, un vase dans lequel on conserve de la pommade de senteur pour les cheveux, et des courges creusées qui servent d'assiettes: voilà à quoi se réduit le mobilier d'une habitation berbère. […] Quoique les vexations exercées par les Turcs depuis qu'ils se sont emparés du Dongola, aient rendu la condition des Dongolawi très-misérable, ils n'en conservent pas moins un grand fond de gaîté, et oublient facilement leurs tribulations, pourvu qu'ils aient du bouta à boire. »
Dr. Edouard Rüppel
Voyages en Nubie, dans le Kordofan et l'Arabie Pétrée, 1829.
« On plaça un grand bassin de boxa devant les deux interprètes, qui étoient assis par terre dans la hutte. MM. W. et H. s'entretinrent long-temps avec le chef nubien, des Sheygya, de leurs mœurs et de leur littérature et tout ce qu'ils apprirent sur ces divers sujets, sert de confirmation à ce que Burckhardt en avoit déjà dit. »
G. Waddington et le Rév. B. Hanbury
Journal d'un voyage dans quelques parties de l'Éthiopie, 1822.
Dessin paru dans La Bière, Larousse, coll. A. P.-R.
La rivalité de la bière et du vin
En fait, ni les Grecs, ni les Romains ne firent grand cas de la bière. Les Grecs traitaient avec mépris le goût des Égyptiens pour la bière. « Des mâles, vous en trouverez aussi dans ce pays et qui ne boivent pas de vin d’orge. », déclare le roi d’Argos aux cinquante filles de Danaos qui se sont enfuies d’Égypte pour ne pas épouser, sous la contrainte, leurs cinquante cousins, fils de leur oncle Egyptos (17). Si la bière était, néanmoins, appréciée des Athéniens, sa consommation (au lieu de celle du vin) allait être longtemps considérée comme une caractéristique barbare dans le milieu gréco-latin. Les Romains préféraient le vin à la bière. Certes, ils ne dédaignaient pas la bière de Péluse ; parmi ses conseils domestiques, Columelle recommande : « Semez le chervis, et cette racine provenant d’une graine d’Assyrie, et qui, coupée par tranches, s’unit aux lupins bouillis pour exciter à boire la bière de Péluse. » (18). Quant à Pline l’Ancien (19), il fait état des différentes bières qui se préparaient alors : « C'est des mêmes grains que l'on fabrique une boisson que l'Égypte appelle Zythum, qu'on nomme Celia ou Ceria en Espagne, Cervisia [cervoise] en Gaule et ailleurs. » Pour les Crétois, c’était la korma ; pour les Phrygiens et les Thraces, le bruton ; et pour les Illyriens, le sabaium. Lusitaniens, Arméniens et bien d’autres buvaient également de la bière, tout comme les Barbares des steppes et et des forêts qui consommaient une boisson s’y apparentant. Il s’en faisait même en Éthiopie. « Le mil et l'orge qui forment le fond de la nourriture des Éthiopiens leur fournissent en outre leur boisson habituelle. », constate Strabo (20). Et celui-ci d’indiquer : « Il s'en faut que cette partie de la côte soit favorable à la vigne, et c'est à croire en vérité qu'on y met dans les tonneaux plus d'eau de mer que de vin : le bicium (c'est ainsi qu'on nomme ce vin) est, avec la bière, la boisson ordinaire des gens du peuple à Alexandrie, mais les quolibets portent surtout sur le vin d'Antiphres. » (21)
Mais le seul véritable intérêt que les Romains portèrent à ce breuvage était lié aux vertus thérapeutiques qu’on lui attribuait. Aussi Tacite et Pline l’Ancien devaient-ils s’étonner qu’une boisson aussi « barbare » ait pu séduire les Germains. Lesquels l’adoptèrent au Ier siècle av. J.-C. et la considérèrent rapidement comme un « aliment » populaire. « Leur boisson est un breuvage tiré de l'orge ou du blé, et fermenté en quelque sorte comme le vin. Ceux qui vivent à proximité des fleuves achètent aussi du vin. », note, en effet Tacite (22). Toutes occasions étaient bonnes pour en boire. Les Germains la baptisèrent Wodelbier, en hommage à leur inquiétant dieu de la Guerre, Wotan. Cette bière primitive, douceâtre et de courte conservation, ne tarda pas à se faire d’autres adeptes. Á partir du IIIe siècle de notre ère, les pays scandinaves furent gagnés à son usage.
Dans la mythologie scandinave, les guerriers morts au combat et qui, de ce fait, méritaient l’immortalité habitaient le Walhall (« portique des guerriers ») où ils buvaient, dans un crâne, la bière qui leur était versée par les très belles compagnes d’Odin — les Walkyries. Sans doute est-ce parce que les peuples de la Germanie (Angles, Saxons, Danois, Belges, Francs, Gaulois du Nord) n'avaient aucune espèce de vin que leur boisson ordinaire était une liqueur faite de grain fermenté. « Une bière, faite sans, art avec du froment, ou de l’orge, et acquérant par la corruption, selon l’énergique expression de Tacite (23), une sorte de ressemblance avec le vin, suffisait aux habitants de la Germanie pour leurs parties ordinaires de débauche ; mais ceux qui avaient goûté les vins délicieux de l’Italie et de la Gaule, soupiraient après une espèce d’ivresse plus agréable. Ils ne songèrent cependant pas, comme on l’a exécuté depuis avec tant de succès, à planter des vignes sur les bords du Rhin et du Danube, et l’industrie ne leur procura jamais de matières pour un commerce avantageux. La nation aurait rougi de devoir à un travail pénible ce qu’elle pouvait obtenir par les armes » (24). Il semble que la bière des Germains était généralement à base d'orge, de baies de canneberge, de myrte et de miel.
A ces aristocrates, à ces bourgeois des villes de Méditerranée, le vin seul était bon, le vin seul était honorable. Mais l’Empire romain, avec ses quarante ou cinquante millions d’habitants, comptait bien des pauvres. Pour ceux-là, l’empereur Dioclétien décida de réglementer les prix, par l’Édit du Maximum (301 apr. J.-C.). Il était précisé en préambule : « Le prix des denrées, négociées dans les marchés ou apportées journellement dans les villes, a tellement dépassé toutes les bornes, que le désir effréné du gain n’est modéré ni par l’abondance des récoltes, ni par l’affluence des denrées. L’esprit de pillage accourt partout où le bien public exige que nos armes soient dirigées, non seulement vers les villages et les villes, mais sur toutes les routes, de sorte que les prix des subsistances parviennent non seulement au quadruple ou à l’octuple, mais à un taux hors de toute mesure. Même quelquefois, par l’accaparement d’une seule denrée, le soldat a été privé de sa paie et de nos dons. Mus par ces considérations, nous avons cru devoir fixer, pour tout notre empire, des prix modérés, qui, dans les années de cherté, puissent contenir l’avarice dans de justes bornes et dont le tableau est joint à cet édit. » L’empereur prescrivait ensuite des peines sévères contre les contraventions à son ordonnance. En ce qui concerne la bière, il fut établi que la bière de qualité (cervisia et camum) serait vendue à moitié du prix du vin et que le zythium, d’origine égyptienne, n’en coûterait que le quart (25).
La boisson d’immortalité des Celtes
Dieux scandinaves, germains ou celtes buvaient avec la soif des Immortels des torrents de bière et d’hydromel. L’Élysée des Celtes était un au-delà merveilleux que l’on atteignait en traversant la mer dans une barque en verre et où la bière était omniprésente. «Quiconque essayait d’aborder au pied de la tour était emporté par les flots de la mer. Au delà de la tour s’étendaient des plaines fertiles plantées d’arbres étranges. Quelques-uns avaient des branches d’argent auxquelles pendaient des pommes d’or. Quand on heurtait ces pommes les unes contre les autres, elles produisaient un son si harmonieux qu’on ne pouvait l’entendre sans oublier tous ses maux. Au pied des arbres coulaient des ruisseaux de vin et d’hydromel. La pluie qui rafraîchissait la terre était de bière ; les porcs qui paissaient dans la plaine renaissaient, une fois mangés, pour de nouveaux festins. Partout une agréable musique flattait l’oreille et ravissait l’âme par ses douces mélodies. C’était bien la vie que le Celte avait pu rêver ici-bas. Toujours jeune, toujours beau, couronné de fleurs, il passait ses jours dans de longs festins où la bière ne cessait de couler et où la viande de porc ne manquait pas. Jamais il ne s’élevait de contestations pour savoir à qui devait revenir le meilleur morceau. Les combats étaient au nombre des plaisirs du peuple des morts ; les guerriers étaient armés d’armes éclatantes ; ils brillaient de l’éclat de la jeunesse ; les batailles étaient plus acharnées et plus terribles que chez les vivants et des fleuves de sang coulaient dans la Grande Plaine. Ainsi le Celte retrouvait dans l’autre vie tout ce qu’il avait aimé sur la terre, la musique, la bonne chère et la guerre. » (Georges Dottin, La Religion des Celtes, 1904, III.)
C’est à Lug (ou Lugus), dieu suprême de leur panthéon, que les Celtes devaient le secret de la bière. Transformé en sanglier, animal symbolisant à la fois l’autre monde et le pouvoir spirituel, il s’était approché du chaudron où Ceraint l’ivrogne, fils de Berwyn, faisait bouillir une tisane d’orge. Laissant tomber son écume dans la préparation, il la fit fermenter, et cette dernière prit le nom de curmi— la bière. Cette boisson fut fort appréciée tant des hommes que des dieux. Pour ces derniers, c’était Goibniu, le dieu forgeron des Tuatha Dé Danann (26), qui la brassait — elle rendait invulnérable — et c’était lors du Festin d’Immortalité (fled Goibnenn) que les dieux la consommaient. Pour les hommes, la bière était la boisson des guerriers, auxquels elle permettait d’accéder au sacré, par le biais de l’ivresse, alors que l’hydromel était le breuvage des druides.
Rien d’étonnant à ce que les Celtes fussent portés vers la bière. Ils produisaient une grande quantité de céréales. Comme l’explique Strabo (27), « la Celtique toute entière […] produit du blé en abondance, du millet et des glands, et toutes les espèces de bétail d’élevage y prospèrent […] ». Etaient employés l’orge et le blé amidonnier, mais aussi le froment, l’épeautre et le sarrasin. Il était fréquent de rehausser la boisson avec des aromates (armoise, genièvre, cumin, sauge, fenouil, etc.) et de l’additionner de miel, pour en atténuer l’acidité. Cette bière avait nom de korma : « dans les milieux moins aisés, on boit une bière a base de froment qu’on peut additionner de miel, mais la plupart la boivent pure ; on l’appelle Korma. », constate Posidonios (28). Faute de disposer de recette écrite, sans doute peut-on penser que la boisson étant fabriquée au sein des familles, par les femmes, les recettes pouvaient varier d’un foyer à l‘autre. Toutefois, si l’on en croit Isidore de Séville (v. 560-636), sa fabrication s’apparentait à celle des bières de fermentation spontanée, telles que nous les connaissons aujourd’hui. Sa conservation laissait à désirer, et l’invention du tonneau, par les Celtes d’Europe centrale, devait permettre de l’améliorer, tout en facilitant le transport de la bière. Quant à sa texture et à son goût, il semble qu’elle était épaisse, sucrée et de faible teneur en alcool (par suite de l’extraction imparfaite de l’amidon du malt) et de saveur plus ou moins acide. Enfin, pour la boire : des récipients de formes variées, de la corne à boire au gobelet, suivant les périodes.
Comme les Germains, les Celtes utilisaient des boissons fermentées dans les rituels religieux. Souvent c'était de l'hydromel, mais ce pouvait être aussi de la bière. Celle-ci était servie à l’occasion des quatre grandes fêtes celtiques : la fête d’ouverture de l’hiver (Samhain), celle célébrant le retour de l’été (Beltaine), la fête de la lustration (Imbolc) pour l’équinoxe de printemps et la fête de la cueillette des fruits (Lugnasad) pour l’équinoxe d’automne. Au cours des festins rituels accompagnant ces célébrations et reproduisant, sur terre, le Festin d’Immortalité des dieux, la bière avait une valeur symbolique, sorte de trait d’union entre les humains et le monde des dieux. Selon l’historien grec Appien d’Alexandrie (29), les Celtes étaient intempérants et se gorgeaient de bière, ce qui rend leurs chairs flasques. Aux Celtes d’Europe centrale on prête les beuveries de kerbésia, dans laquelle on reconnaît sans peine le mot « cervoise ».
Sous le patronage
du dieu au maillet…
Quoi qu’il en fût, un peuple buvait allègrement sa cervoise nationale, les Gaulois bien sûr, et pas seulement dans les fameux banquets qui achèvent, album après album, les aventures d’Astérix et d’Obélix. Selon Caton l’Ancien, la bière est «la boisson nationale des Gaulois». «Ils boivent communément du vin d’orge et cela depuis longtemps», dit Pline, le naturaliste. Explorant les côtes de l’Atlantique au IVe siècle av. J.-C., le Grec de Marseille Pythéas note que l’usage de la cervoise est partout répandu. Trois siècles plus tard, le géographe Posidonios donne des recettes de bière gauloise et la considère comme la base de l’hydromel : à la bière on ajoute pour cela du miel et de la meth. Ce qui était vrai de la Gaule indépendante le demeura dans la Gaule romaine. L’empereur Julien, dit l’Apostat, affirme être « révolté » par l’odeur de la bière, lui qui vit en Gaule au milieu d’un peuple de soiffards ; « faute de raisins, ils utilisent les épis », raille-t-il dans une épigramme, véritable invective contre la bière qui veut usurper la place du vin (voir la note plus bas).
La bière, ou « cervoise » (cervisia), était la boisson nationale, même si la vigne gagna lentement les coteaux des vallées du Rhône, de la Saône et de la Garonne. Et, de ce fait,, selon l’archéologue Matthieu Poux (30), le vin eut du mal à s’imposer en Gaule ; il s’y reprit à deux fois, deux tentatives séparées par plusieurs siècles, au cours desquels la bière et l’hydromel retrouvèrent la faveur des Celtes. Vers 600 av. J.-C., lorsque des colons grecs installèrent une colonie à Marseille et plantèrent les premiers ceps sur le littoral, le vin progressa peu à peu vers le Nord. Le succès du nouveau breuvage fut, certes, fulgurant, mais éphémère, et les Celtes revinrent vite à la bière et à l’hydromel. « La Gaule des IVe et IIIe siècles ne livre plus aucune trace de vin importé, alors que le vignoble marseillais connaît son apogée. Ce recul du vin en Gaule n’est donc pas causé par une crise de la production, mais par un effondrement de la demande indigène. » Il fallut attendre le IIe siècle av. J.-C. pour voir le commerce du vin vers la Gaule reprendre, à l’initiative, cette fois-ci, de marchands italiens. « Les marchands italiens ont pris le relais des Grecs, en acheminant de nouvelles amphores par dizaines de milliers sur les côtes de la Provence », poursuit l’archéologue. « Là encore, la diffusion est fulgurante. On estime à plusieurs millions d’hectolitres le volume de vin importé en moins d’un siècle. Les tessons d’amphores sont si nombreux que les Gaulois les réutilisent pour paver les rues ou construire des murs. » Contrairement à ce qui a été souvent prétendu, ce n’est pas la conquête romaine qui fit la fortune des marchands de vins italiens en Gaule. « Les Celtes avaient bien anticipé le mouvement. La demande précède l’offre. C’est un net accroissement des besoins indigènes qui a incité les marchands romains à renforcer leur présence en Narbonnaise. » A partir de ce moment-là, bière et vin rivalisèrent… D’après certains, cette réticence évidente à remplacer la bière par le vin traduirait une forme de résistance à l’influence romaine. D’aucuns y voient aussi la trace des tensions qui devaient exister entre des sociétés gauloises qui se démocratisaient sur le modèle romain et d’autres restées plus attachées aux valeurs traditionnelles.
Fait étrange, les traces matérielles de la fabrication de la bière en Gaule sont peu nombreuses. Une villa de Belgique semble bien posséder une installation de brassage. Mais, beaucoup plus fréquemment, la fabrication de la cervoise était une affaire familiale. Quelques jours suffisaient pour préparer quelques dizaines de litres nécessaires à la maisonnée ; nul besoin des installations lourdes et coûteuses des pays de vignobles. Les brasseurs, c’est-à-dire des fabricants spécialisés dans la confection de la bière, avec ateliers et magasins, étaient rares. On rencontre leurs traces dans l’est de la Gaule, où des inscriptions mentionnent la corporation des cervisarii (« cervoisiers »). Une seule stèle, mise au jour à Sarrebourg, témoigne d’un culte corporatif aux divinités des boissons d’immortalité : elle réunit les effigies de Nantosuelta, patronne de l’hydromel, et de Sucellus, patron de la cervoise. Le second tient, de la main gauche, un maillet en guise de sceptre et, de la main droite, un pot, alors qu’un vase en forme d’amphore est placé sur le sol entre les deux divinités. Le maillet, dont la tête est en forme de tonnelet ou de barillet, renvoie, certes, au tonnelier. S’il est le dieu générateur des sources, Sucellus est aussi le dieu des boissons enivrantes (vin, cervoise, hydromel) — cervoise et hydromel étant « des boissons d’immortalité, offertes aux défunts par un Sucellus-Dispater qui est le dieu des Morts » (31). C’est peu, quand on voit les milliers de stèles élevées par les artisans gaulois à leurs saints patrons, quand on sait également la consommation régulière de la cervoise par les témoignages écrits des contemporains. Un seul Julius Cervesarius nous a laissé son nom sur sa pierre funéraire. Une seule gourde, d’argile il est vrai, nous est parvenue avec l’inscription Ospita, reple lagona cervesa, « hôtesse, remplis ma gourde de cervoise ». Du moins, avons-nous plusieurs gobelets dont les textes gravés parlent pour ces éternels assoiffés : cervesarius feliciter, « vivent les brasseurs ». Enfin, la figuration sur les monuments de tonneaux, amphores ou gros vases pansus atteste l’importance de la cervoise : « Il va de soi que le tonneau ou l’amphore est le symbole de la boisson alcoolisée qu’ils contiennent. Le vase pansu est plus énigmatique. Je pense que ce genre de récipient a pu contenir un liquide, moût de bière ou miel dilué en voie de fermentation. Cette supposition s’accorderait avec une des fonctions essentielles du dieu, la présidence et la préparation de boissons fermentées, qui rendraient immortel. », explique Jean-Jacques Hatt (Mythes et Dieux de la Gaule). Lequel s’appuie sur les recherches de H. Hubert, qui y décrypte un rapport avec les traditions irlandaises : « Que le dieu au maillet ou au marteau… soit bien un dieu de la bière, la mythologie des Celtes insulaires nous donne là-dessus pleine satisfaction… Je compare plus volontiers Sucellus au forgeron divin Goibniu, qui faisait partie des Tuatha Dè Danann. C’est lui qui prépara pour les dieux le fameux “ festin de Goibniu ” “ fled Goibnenn ”, festin ou beuverie, car il s’agissait de boire le “ deoch ”, boisson qui rendait immortel. Or cette boisson d’immortalité, c’était une bière dont regorgeait dans l’autre monde, monde des dieux et des âmes, un chaudron merveilleux, objet de convoitises de tous les grands héros. » (32) Et Jean-Jacques Hatt voit là l’équivalent du « chaudron des monnaies gauloises, au-dessus duquel caracole le cheval divin, tandis que devant lui le conducteur lance le maillet au bout d’un trait ondulé ». Un chaudron qui « a pu servir à la cuisson du moût de bière avant la fermentation », « le chaudron mythique où se préparait la boisson d’immortalité ».
© A. Perrier-Robert
L'épigramme de Julien l'Apostat
Τίς πόθεν εἶς, Διόνυσε, IX, 368. François René de Chateaubriand évoquera cette épigramme à la faveur de sa relation d’un voyage en Allemagne : « À l'entrée de Manheim, on traverse des plants de houblon dont les longs échalas secs n'étaient encore décorés qu'au tiers de leur hauteur par la liane grimpante ; Julien l'Apostat a fait contre la bière une jolie épigramme ; l'abbé de La Bletterie l'a imitée avec assez d'élégance :
Tu n'es qu'un faux Bacchus,...
J'en atteste le véritable.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Que le Gaulois, pressé d'une soif éternelle
Au défaut de la grappe ait recours aux épis,
De Cérès qu'il vante le fils :
Vive le fils de Semèle. »
Mémoires d’Outre-Tombe, III, 8, 3 et 4 juin 1833.
« O cuve à bière ! Cuve à bière !
Cuve à bière qui béatifie l’âme !
Hanap qui met le cœur en joie !
Gobelet si indispensable !
Jarre remplie de bière ! […]
Tous ces récipients dressés sur leur piédestal !
Ce qui vous réjouit nous réjouit aussi, à merveille !
Oui ! Notre âme est heureuse, notre cœur est en liesse ! […]
Je vais mander brasseurs en échansons
Pour nous servir des flots de bière à la ronde.
Quel plaisir ! Quel délice !
A la humer béatement,
A entonner dans l’allégresse cette noble liqueur,
Le cœur et joyeux et l’âme radieuse ! »
Chanson à boire sumérienne,
fin du IIIemillénaire-début du iIIemillénaire
Hymne à Ninkasi
« Borne by the flowing water [...],
Tenderly cared for by Ninhursag.
Ninkasi, borne by the flowing water [...]
Tenderly cared for by Ninhursag.
Having founded your town by the sacred lake,
She finished its great walls for you,
Ninkasi, having founded your town by the
sacred lake,
She finished its great walls for you.
Your father is Enki, the lord Nudimmud,
Your mother is Ninti, the queen of the abzu.
You are the one who handles dough [and]...
with a big shovel,
Mixing, in a pit, the bappir with sweet aromatics.
Ninkasi, you are the one who handles dough
[and]...with a big shovel,
Mixing, in a pit, the bappir with [date]-honey.
You are the one who bakes the bappir in the
big oven,
Puts in order the piles of hulled grain.
Ninkasi, you are the one who bakes the bappir
in the big oven,
Puts in order the piles of hulled grain.
You are the one who waters the malt set
on the ground,
The noble dogs keep away even the potentates.
Ninkasi, you are the one who waters the malt set
on the ground,
The noble dogs keep away even the potentates.
You are the one who soaks the malt in a jar,
The waves rise, the waves fall.
Ninkasi, you are the one who soaks the malt in a jar,
The waves rise, the waves fall.
You are the one who spreads the cooked mash on
large reed mats,
Coolness overcomes...
Ninkasi, you are the one who spreads the cooked
mash on large reed mats,
Coolness overcomes...
You are the one who holds with both hands
the great sweetwort,
Brewing [it] with honey [and] wine...
The fermenting vat, which makes a pleasant sound,
You place appropriately on [top of]
a large collector vat.
Ninkasi, the fermenting vat, which makes
a pleasant sound,
You place appropriately on [top of]
a large collector vat.
When you pour out the filtered beer
of the collector vat,
It is [like] the onrush of the Tigris and the Euphrates.
Ninkasi, you are the one who pours out
The filtered beer of the collector vat,
It is [like] the onrush of the Tigris and the Euphrates.
The gakkul vat, the gakkul vat,
The gakkul vat, the lam-sá-re vat,
The gakkul vat, which makes the liver happy,
The lam-sá-re vat, which rejoices the heart,
The ugur-bal jar, a fitting thing in the house
The sa-gub jar, which is filled with beer,
The am-am jar, which carries the beer
of the lam-sá-re vat...
The beautiful vessels, are ready on [their] pot stands!
May the heart of your god be well
disposed towards you!
Let the eye of the gakkul vat be our heart!
What makes your heart feel wonderful,
Makes [also] our heart feel wonderful.
Our liver is happy, our heart is joyful.
You poured a libation over the brick of destiny,
You placed the foundation in peace [and] prosperity,
May Ninkasi live together with you!
Let her pour for you beer [and] wine,
Let [the pouring] of the sweet liquor resound
pleasantly for you!
In the...reed buckets there is sweet beer,
I will make cupbearers, boys, [and]
brewers stand by,
While I circle around the abundance of beer,
While I feel wonderful, I feel wonderful,
Drinking beer, in a blissful mood,
Drinking liquor, feeling exhilarated,
With joy in the heart [and] a happy liver--
While my heart full of joy,
[And] [my] happy liver I cover with a
garment fit for a queen!
The heart of Inanna is happy again,
The heart of the queen of heaven is happy again ! »
Miguel Civil,
Oriental Institute, University of Chicago
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