D'étranges pratiques rituelles
La cuisine anthropophagique évoque, dans notre imaginaire, le cruel Tantale, qui servit à manger à ses hôtes — les dieux— les membres de son propre fils Pélops (1), les Cyclopes et les Lestrygons (2), qui mangèrent les navigateurs lors de l’aventure odysséenne, tout comme l’ogre du conte de Perrault, Le Petit Poucet, ou l’image d’Épinal figurant des Noirs faisant mijoter un explorateur dans une marmite — image largement reprise dans les films d’aventures d’avant-guerre, tel le fameux King Kong, de… De fait, l’anthropophagie a inspiré bien des artistes. Le « mauvais goût » n’est, d’ailleurs, pas toujours absent des œuvres qu’elle a générées, et le comique parfois visé s’est avéré peu efficace… « Le marquis de Bièvre avait composé une tragédie par calembours sur Vercingétorix. C'est une œuvre de jeunesse ; et, somme toute, l'auteur a bien mérité que Marie-Antoinette lui dise : “ Marquis, combien de fois avez-vous reçu le fouet pendant votre enfance ? ” II répondit : Infandum regina jubes renovare dolorem. Sa pièce sur Vercingétorix se termine par un repas de chair humaine dans Alésia assiégée. Vercingétorix et Critognat se tuent avec leur couteau de table. Sylvie, amante de Convictiolan, frère de Vercingétorix, prononce avant de mourir ces deux vers atroces :
(1) Cérès mangea l'épaule de Pélops. Mais Jupiter le ressuscita et lui donna une épaule d'ivoire.
(2) « Le roi des Lestrygons [Antiphatès] est un terrible mangeur qui saisit l’un des envoyés d’Ulysse et s’en fait un repas […]. » (Victor Bérard, La résurrection d’Homère - au temps des héros, 1930.)
Je vais me retirer dans ma tante où ( ?) ma nièce
Et j'attendrais la mort de la faim de la pièce. » (3)
» Dans la réalité, ce comportement anthropophagique nous renvoie à l’homme primitif, à propos duquel on a longtemps affirmé, à tort, qu’il était cannibale, alors qu’il s’agissait sans doute d’une nécessité de survie ou d’un rituel. Certains ont parlé d’un comportement agressif inné, qualifié de « cannibalisme universel ancestral ». Mais, explique Jacques Barrau, « il y est fait vraiment peu de cas des changeantes conditions sociales et économiques qu’ont connues les sociétés des hommes au cours du long processus par lequel elles se sont faites et transformées tout en maîtrisant la nature et leur nature. […] en terme d’économie vivrière, le cannibalisme n’offrit jamais aux hommes préhistoriques, sauf dans le cas d’accidentelles disettes, des ressources comparables à celles offertes par le gibier, gros ou petit. » (4) Il nous renvoie aussi aux nombreux récits de voyageurs et explorateurs ayant été confrontés à des peuples ou tribus — des « sauvages », disait-on autrefois — qui, pour une raison propre à leur culture (réponse à une insulte ou un outrage, rituel, etc.), massacraient les étrangers et en faisaient un festin. Ainsi les Zélandais, relate Cook, constituaient un danger pour les vaisseaux qui abordaient sur leurs côtes (5). Au XVIIIe siècle, par exemple, Du Fresne-Marion y laissa la vie… et son équipage. Puis, l’année suivante, en 1773, dix hommes de l’Aventure, le bateau de Cook, subirent le même sort.
(3) Maurice Gorce, Vercingétorix, Éditions Payot, 1935.
(4) Les Hommes et leurs aliments, 1983.
(5) Cette contrée fut découverte par Tasman en 1642.
(6) L’Enquête, IV, 18, 106.
Aux temps homériques, certaines tribus des îles du Couchant étaient cannibales. Ainsi que le rapporte Hérodote, le cannibalisme était courant aux limites de la Scythie. Il était le fait, notamment, des Androphages, « un peuple à part qui n’appartient pas à la race scythe », des « Mangeurs d’hommes », « les seuls habitants de ces régions qui mangent de la chair humaine » (6). À l’époque de Strabon, les Irlandais se nourrissaient encore de chair humaine.
Cette pratique atroce pouvait être sélective, voire rituelle, chez certaines peuplades. Tel était le cas pour les Massagètes, des Scythes semi-nomades qu’attaqua Cyrus, car ils menaçaient la frontière nord-est de l’empire perse. « Ils ne fixent pas de limite à la durée de leur vie, mais lorsqu’un homme touche à l’extrême vieillesse, tous ses proches se rassemblent et l’immolent en même temps qu’un certain nombre de têtes de bétail, puis ils font cuire les chairs et en font un festin. C’est là pour eux la fin la plus heureuse qu’on puisse avoir. Ils ne mangent pas l’homme mort de maladie, mais ils le mettent en terre et jugent bien malheureux qu’il n’ait pas atteint l’âge d’être sacrifié. » (7) Selon le même Hérodote, une coutume similaire concernait un peuple nomade de l’Inde, les Padéens, connus pour manger de la viande crue : « quand l’un des leurs, homme ou femme, tombe malade, on le tue ; si c’est un homme, il est achevé par des hommes, ses plus proches parents ou amis — car, disent-ils, la maladie le ferait aigrir et sa chair ne serait plus bonne. Le malade a beau nier son état, les autres refusent de l’écouter, le tuent, et s’en régalent. S’il s’agit d’une femme, ses meilleures amies agissent envers elle de la même façon. Ils ont coutume, en effet, de sacrifier et manger quiconque parvient à la vieillesse ; mais rares sont ceux qui arrivent jusque-là, car ils mettent à mort sans attendre davantage toute personne qui tombe malade. » (8)
Chez d’autres encore, l’anthropophagie rejoignait la nécrophagie rituelle. Ainsi en était-il des Issédones, peuple scythe des bords de la mer Noire. « Lorsqu’un homme a perdu son père, » explique Hérodote, « tous ses proches lui amènent du bétail ; les animaux sont sacrifiés et dépecés, puis on découpe également le cadavre du père, on mêle toutes les viandes et l’on sert un banquet. La tête du mort, soigneusement rasée, vidée, est recouverte de feuilles d’or et devient pour eux une image sacrée à laquelle on offre tous les ans des sacrifices somptueux. Le fils rend cet honneur à son père, de même qu’en Grèce on célèbre le jour anniversaire de la mort. » (9)
(7) Hérodote, L’Enquête, I, 216.
(8) L’Enquête, III, 99.
(9) L’Enquête, IV, 26.
Dans le cadre de ces rites du deuil s’inscrivent aussi, à des fins moins familiales que « politiques », les pratiques jadis en usage en Chine. En témoigne, notamment, l’histoire de Yi, prince de Kiong, mauvais chasseur et archer néfaste, qui « fut assassiné par ses propres vassaux. Il s’était livré à la chasse des animaux sauvages dans les plaines : c’était une âme grande et grandement nourrie. Quel deuil adopter, pour éliminer les dangers et les souillures de sa mort ? On fit bouillir le cadavre pour le donner à manger à ses fils. Les fils ne furent point capables de manger leur père : on les mit à mort à la porte du palais. Ils s’étaient refusé à assumer la charge d’une purgation pour tous nécessaire. Ils n’avaient point acquis la vertu qui permet de succéder. Ils avaient refusé le don terrible et suprême d’un contre-poison et d’un sacrement. » (10).
(10) Marcel Granet, Danses et légendes de la Chine ancienne, 1926, Les Presses universitaires de France, Paris, 2e édition.
Enfin, il semble que des sacrifices humains aient été organisés jusqu’à la période classique. Arcadiens, Latins d’Albe et Celtes des premiers siècles avant notre ère offraient aux dieux des victimes humaines. « Or, tout sacrifice est, à l’origine et durant de longs âges, un banquet où les hommes se réjouissent des mêmes rôtis qui plaisent à leurs dieux… » (11) Dans l’Asie ancienne, le sacrifice humain impliqua souvent le cannibalisme. En effet, en Chine particulièrement, un sacrifice se terminait par un banquet auquel participaient les dieux et les hommes. Les dieux mangeaient par l’intermédiaire d’un représentant (cheu), puis les hommes (les sacrifiants) mangeaient les restes (12). Aux uns et aux autres était offerte de la viande humaine, si l’offrande était un homme — ce pouvait être un seigneur ou un prince. Ce cannibalisme, qui finit par être interdit, eut, d’abord, ses détracteurs, qui, comme l’explique Marcel Granet (13), justifiaient leur opposition, non pas par le respect de la personne humaine, mais par la « formule générale : on ne sacrifie point le semblable au semblable ; on ne mange point son semblable. D’où il suit qu’un homme ne doit pas manger de l’homme. » Par ailleurs, en Chine, le festin cannibalique était supposé permettre à un pouvoir déchu de se rénover, à une autorité souveraine de s’affirmer, à une dynastie de se revivifier. « Un seigneur qui, par droit d’hérédité, règne à Lou ne sent point, s’il est vainqueur, le besoin de célébrer un triomphe sanglant. Ki P’ing-tseu doit à son ambition d’acquérir un supplément de prestige : il veut devenir seigneur. Tout comme font ailleurs les prétendants à l’hégémonie, il sacrifie et mange le vaincu.
» S’agit-il de créer une autorité ? d’annexer définitivement un nouveau domaine ? Veut-on incorporer dans le groupe inféodé des éléments nouveaux ? Désire-t-on accroître la puissance et le rayonnement du Dieu de l’association ? Faut-il créer un Lieu-Saint dynastique ? y installer un Dieu
(11) Victor Bérard, La résurrection d’Homère - au temps des héros, Éditions Bernard Grasset, Paris, 1930.
(12) « Les Dieux reçoivent d’abord des prémices, sang et poils pris près de l’oreille : ils inspectent la valeur externe [poil : les victimes doivent en général être unicolores pour être estimées (d’une) parfaite (unité)] et interne (sang). — Puis viennent [au moins pour les ancêtres] une libation parfumée (qui sert à appeler l’âme d’en-bas, âme inférieure, âme du sang) et une offrande de fumée odorante (graisse brûlée avec de l’armoise qui sert à appeler l’âme d’en-haut, l’âme supérieure, l’âme-souffle). Enfin, après une oblation, a lieu une communion : le dieu (dieu ancestral ou tout autre dieu) est représenté par un chçu qui reçoit l’offrande et mange le premier. Les sacrifiants mangent les restes. » (Marcel Granet, Danses et légendes de la Chine ancienne, 1926, Les Presses universitaires de France, Paris, 2e édition, note 271.)
(13) Danses et légendes de la Chine ancienne, 1926, Les Presses universitaires de France, Paris, 2e édition.
(14) Marcel Granet, Danses et légendes de la Chine ancienne, 1926, Les Presses universitaires de France, Paris, 2e édition.
suprême et qui puisse prétendre à un commandement universel ? Le Dieu est instauré, le domaine annexé, les nouveaux fidèles incorporés par l’effet d’une communion décisive : le Chef vaincu est sacrifié et mangé. Du même coup ses Dieux sont assimilés et possédés. Pour que soit acquise une autorité adéquate, pour que soient annexées les nouvelles Vertus nécessaires à un pouvoir neuf, pour que d’un seul coup soient possédées les qualifications emblématiques requises, le festin cannibalique s’impose à un pouvoir qui s’inaugure ou qui s’étend.
» C’est ainsi que l’on supprime une frontière, c’est ainsi que l’on commence un règne. » (14)
Ainsi, Tcheou, dernier roi des Yin, réputé pour sa cruauté, s’illustra-t-il par maints faits des plus atroces. Pour rétablir son prestige, il aurait organisé un festin cannibalique dans son temple ancestral (15). D’autre part, redoutant le Prestige grandissant (Vertu) du Chef de l’Ouest (futur roi Wen), dans lequel il voyait un danger pour son trône, il le fit emprisonner, puis fit bouillir le fils aîné de ce rival potentiel, qu’il tenait en otage et gratifia le prisonnier d’un bol du bouillon. « Un Saint est-il capable de ne pas manger le bouillon de son enfant ? » Le Saint mangea. Le Roi dit alors : “ Qui prétendra que le Chef de l’Ouest est un Saint ? Il a mangé le bouillon de son fils ! ” Sur quoi, il le délivra de prison. » (16) Car, commente Marcel Granet, « on affirme sa confiance, on établit ses droits sur l’avenir quand, en mangeant des enfants, on semble sacrifier sa postérité.
» Mais c’est mieux encore préserver ses droits, c’est mieux encore consacrer son Prestige, nourrir sa Vertu et celle de sa Race que d’avoir la force — non pas simplement de manger des enfants, de manger son semblable — mais de manger les siens, ses propres fils. » (17) Et l’écrivain de conclure : « Il y a dans le festin cannibalique quelque chose d’une ordalie. Celui qui ingère le bouillon prouve sa Vertu ; mais celui qui a imposé l’épreuve peut s’arranger pour tourner à son propre avantage l’issue du jugement. L’éprouvé est libéré. On peut déclarer que, s’il est tenu quitte, c’est seulement parce qu’en acceptant l’épreuve, il s’est disqualifié, ou, tout aussi bien, parce qu’il s’est délivré d’une vertu incriminable.
» Le bouillon administré est à la fois purge et sacrement. » (18)
On en finissait avec l’ennemi en le mangeant. On vengeait tout outrage en mangeant son auteur…
(15) Entre autres crimes inimaginables, et dans le seul but de sanctionner les « fidélités défaillantes », il aurait haché en morceaux et mis en saumure le marquis de Kieou et il aurait fait cuire et couper en tranches assaisonnées le marquis de Ngo — deus seigneurs qui se seraient permis des remontrances à son endroit. Le marquis fut « offert rituellement dans le Temple Ancestral à l’ensemble des feudataires. Tous furent éprouvés, tous furent appelés à sanctionner le châtiment de l’offense, à expier les conséquences de l’exécution, à communier dans la gloire de la dynastie renaissante et vivifiée. » (Marcel Granet.)
(16) Marcel Granet, Danses et légendes de la Chine ancienne, 1926, Les Presses universitaires de France, Paris, 2e édition.
(17) ibid.
(18) Marcel Granet mentionne un autre fait s’apparentant à l’anecdote du roi des Yin : « En 408, un général assiège une ville où se trouve son fils. Les assiégés font bouillir le fils et envoient le bouillon au père. Vont-ils l’effrayer ? Reculera-t-il ? Le père s’installe convenablement sur une natte ; il avale le plein bol de bouillon : la ville se rend. »
En Europe, au haut Moyen-Âge, l’anthropophagie fit généralement l’objet de cas exceptionnels, et ainsi en fut-il par la suite. Comme l’explique Massimo Montanari, « sans doute de telles pratiques troublaient-elles alors plus légèrement les consciences : si manger de la viande humaine est un péché recensé dans les listes de cas établies par les livres de pénitence, il ne suscite pas un trop grand scandale ; dans certaines circonstances, l’anthropophagie semble même ne plus être dictée par la pure nécessité mais prendre un caractère ouvertement rituel. Pensons notamment à ces Turcs dévorés par des chrétiens pendant les premières croisades. » (19)
Plus près de nous, guerres et catastrophes incitèrent parfois l’homme à transgresser les interdits. Pour exemple de cette « anthropophagie de nécessité » : l’accident aérien qui se produisit dans les Andes en 1972 et qui amena les survivants à manger leurs camarades morts. Une situation bien réelle dont on trouve, en quelque sorte, une préfiguration imaginaire dans une nouvelle de Mark Twain, Cannibalism in the Cars (1868). Ce texte, empreint de l’humour cher à l’écrivain américain, met en scène l’immobilisation d’un train de la ligne Saint-Louis-Chicago pris en pleine tourmente de neige, dans la solitude de la vaste prairie, et le désarroi des vingt-quatre passagers, tous masculins, qui, conscients qu’en l’absence de secours, la seule issue serait de mourir de faim, décident, au terme de sept jours « à l’ombre de la mort », de « déterminer » lequel d’entre eux « devra mourir pour fournir de la nourriture aux autres » et s’organisent à cette fin en « comité de désignation ». S’ensuivent des débats enflammés sur « la substance, le poids, le volume » des individus susceptibles d’être sacrifiés. Et les élections se succèdent… de M. Lucius Harris, député de Louisiane, « préparé » en premier, à John Murphy, qui, sauvé par les secours, épousera la veuve Harris… Mais tout cela, apprend-on, n’est que le délire d’un membre du Congrès, devenu monomaniaque après avoir été victime du froid et de la faim, « et non les véritables aventures d’un cannibale assoiffé de sang » (20).
(19) Structures de production et systèmes alimentaires, dans Histoire de l’Alimentation, sous la direction de Jean-Louis Flandrin et Massimo Montanari.
(20) Traduction de Danièle Darneau. Dans Le Rapt de l’éléphant blanc et autres nouvelles, Omnibus, 2010.
Le cannibalisme chez les Fuégiens
Charles Darwin, Voyage d’un naturaliste autour du monde
fait à bord du navire le Beagle de 1831 à 1836
« Quand les différentes tribus se font la guerre, elles deviennent cannibales. S’il faut on croire le témoignage indépendant d’un jeune garçon interrogé par M. Low et celui de Jemmy Button, il est certainement vrai que, lorsqu’ils sont vivement pressés par la faim en hiver, ils mangent les vieilles femmes avant de manger leurs chiens ; quand M. Low demanda au jeune garçon pourquoi cette préférence, il répondit : “ Les chiens attrapent les loutres, et les vieilles femmes ne les attrapent pas. ” Ce jeune garçon raconta ensuite comment on s’y prend pour les tuer on les tient au-dessus de la fumée jusqu’à ce qu’elles soient étouffées, et, tout en décrivant ce supplice, il imitait en riant les cris des victimes et indiquait les parties du corps que l’on considère comme les meilleures. Quelque horrible que puisse être une telle mort infligée par la main de leurs parents et de leurs amis, il est plus horrible encore de penser aux craintes qui doivent assaillir les vieilles femmes quand la faim commence à se faire sentir. On nous a raconté qu’elles se sauvent alors dans les montagnes, mais les hommes les poursuivent et les ramènent à l’abattoir, leur propre foyer ! »
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