DES BOISSONS…
Boutique d'un limonadier.
Les vins de France
Il est une heure où se rencontrent
Tous les grands vins dans un festin,
Heure fraternelle où se montrent
Le Laffitte et le Chambertin.
Plus de querelles à cette heure
Entre ces vaillants Compagnons ;
Plus de discorde intérieure
Entre Gascons et Bourguignons.
On fait trève à l’humeur rivale ;
On éteint l’esprit de parti.
L’appétit veut cet intervalle,
Cette heure est l’heure du rôti !
Comme aux réceptions royales
Que virent les deux Trianons,
Circulent à travers les salles
Ceux qui portent les plus beaux noms.
Á des gentilhommes semblables
Et non moins armoriés qu’eux,
Les grands vins, aux airs agréables,
Échangent des saluts pompeux.
Ils ont dépouillé leurs astuces;
Tout en conservant leur cachet.
— Passez, monsieur de Lur-Saluces !
— Après vous, mon cher Montrachet.
Pomard, en souriant, regarde
Glisser le doux Brame-Mouton.
Nul ne dit à Latour : “ Prends garde ! ”
Pas même le bouillant Corton.
Volney raconte ses runes
Au digne Saint Émilion,
Qui l’entretient de ses ravines
Et des grottes de Pétion.
Jamais les vieilles Tuileries,
Dans leurs soirs les plus radieux,
Ne virent sous leurs boiseries
Hôtes plus cérémonieux.
On cherche le feutre à panache
Sur le bouchon de celui-ci,
Et, sous la basque qui la cache,
L’épée en acier aminci.
Voici monsieur de Léoville
Qui s’avance en habit brodé,
Et qui, d’une façon civile,
Par Chablis se voit abordé.
Musigny, que d’orgueil on taxe
Dit à Saint-Estèphe : “ Pardieu !
J’étais chez Maurice de saxe
Quand vous étiez chez Richelieu !
— Moi, sans que personne s’en blesse
J’ai, dit monsieur de Sillery,
Conquis mes lettres de noblesse
Aux soupers de la Du Barry ! ”
Sans chercher si loin mon baptême,
Prophète chez moi, dit Margaux,
Á la duchesse d’Angoulême
J’ai fait les honneurs de Bordeaux. ”
Le jeune et rougissant Montrose,
Ayant quitté pour un instant
Le bras de son tuteur Larose,
Jette un regard inquiétant,
Et cherche, vierge enfrisonnée,
Rouge comme un coquelicot,
Mademoiselle Romanée
Auprès de la veuve Clicquot.
Certaine d’être bien lotie,
Malgré son air un peu tremblant,
Dans un coin de la Côte-Rôtie
Sourit à l’Ermitage blanc ;
Il en est du temps des comètes,
Qui dépouillés, usés, fanés,
Sont dans des fauteuils à roulettes
Respectueusement traînés.
Un tel, souffrant qu’on le décante,
Fat dans sa fraise de cristal :
“ Ah ! dit-il, plus d’une bacchante
M’aima dans le Palais-Royal ! ”
Á ce rendez-vous pacifique
Aucun ne manque ; ils sont tous là.
O le spectacle magnifique !
O le resplendissant gala !
Et quel bel exemple nous donnent
Ces vins dans leur rare fierté,
Qui s’acceptent et se pardonnent`
Leur triomphante égalité ! »
Charles Monselet
Les Annales politiques
et Littéraires, 10 mai 1885
Le bouchon
Jules Renard
in « L’Illustré Soleil du Dimanche », 29 mai 1892
De petits gorets, réveillés dans tous les cœurs, ont grogné d’aise au passage des viandes fines, des bons vins, et se sont grisés de fumets. Les visages animés ne peuvent plus rougir. Les joues sont en fruits. Les bouches rient double et les dames suivent, en paroles, les messieurs jusqu’où ils veulent aller. Or, voilà que le maître de maison, M. Bornet, saisit la bouteille de champagne.
Ah ! Ah !
Il disperse d’un souffle puissant les grains de poussière qu’elle a sur la tête.
On le regarde. Voyons voir !
Il lui enlève son capuchon d’or.
On devient grave.
Il coupe les fils qui la serrent au cou.
Les dernières paroles lancées retombent à droite et à gauche molles.
Il lui appuie son pouce sur la nuque.
Attention !!
— “ Bon ! dit Mme Bornet, tu vas commencer tes bêtises. Tu ne pourrais point faire ça à la cuisine ? ”
Bornet n’a même pas un geste de mépris. Il exerce par degrés les pressions accoutumées. Il semble pétrir une figurine de glaise. Il n’accomplit rien à la légère. S’il s’aperçoit que le bouchon a grandi d’une ligne, il se repose, et laisse l’effet se produire. Il donne aussi d’amicales tapes au ventre, au derrière de la bouteille. Parfois il l’incline, comme une arme chargée, dans la direction d’une poitrine, d’une gorge ouverte. Mais il rassure aussitôt ces dames :
— “ N’ayez pas peur : je suis là. ”
— “ C’est crispant, dit Mme Bornet, prends un tire-bouchon et finis-en, à la fin ? ”
— “ Prendre un tire-bouchon pour déboucher une bouteille de champagne, répond M. Bornet, syllabe par syllabe ; j’ai dans ma longue vie entendu des choses prodigieuses, mais celle-ci l’emporte, je l’avoue ”.
Il observe, sournois, ses invités.
Les bustes se penchent en arrière, forment ensemble, autour de la table, un large calice évasé. Chaque dame apprête un cri original. Les petits doigts se blottissent dans les oreilles. Une assiette sert d’éventail. Un monsieur qu’on approuve, exprime en beaux termes la gêne commune :
— “ J’ai été soldat, dit-il. Je ne crains pas la mort. Tirez un coup de canon et vous verrez si je sourcille. Mais Dieu ! que ceci m’énerve donc ! c’est plus fort que moi. ”
— “ Oui, dit un docteur, pourtant habitué aux enfantements pénibles, inutile de nous torturer davantage. Nous avons tous fait nos preuves. Dépêchez-vous ”.
— “ Patience, grands enfants, répond M. Bornet avec calme. Moi, j’aime que la nature suive son cours. D’ailleurs, je suis en mesure de vous affirmer que le bouchon travaille. Ce n’est qu’une affaire de temps, et dès qu’il aura parti, vous n’y penserez plus ”.
Bien qu’on le traite de monstre, d’affreux homme, il garde la sérénité de sa face. Il organise l’angoisse. Il n’agit plus sur le bouchon que par l’influence d’un regard fixe. L’anxiété atteint ses limites. On dirait que, cédant aux genoux qui tamponnent, aux abdomens gonflés, aux bras raidis, la table garnie va sauter au plafond.
— “ Il est à gifler, dit Mme Bornet. Tu nous exaspères. On se trouverait mal ; Donne-moi cette bouteille ”.
— “ Veux-tu lâcher ça, ou je renfonce le bouchon ! ”
— “ Á mon secours ”, crie Mme Bornet.
— Veux-tu lâcher ça, ou tu recevras de cette fourchette sur les phalanges, ”
— “ Mme Bornet a raison, dit l’ancien militaire excité. Parfaitement ! Vous vous jouez de nous. Honneur aux dames ! passez la bouteille tout de suite ”…
Et déjà il l’empoigne.
— “ Vous ne me l’arracherez pas, dit M. Bornet, à moins de me casser les doigts. ”
— “ Est-il têtu ! ” disent les invités qui se lèvent décidés, sérieux.
Et la bouteille disparaît jusqu’au col, sous les mains qui s’abattent, qui l’étreignent. Les moins promptes s’accrochent encore à des poignets. De taches de sang circulent à fleur de peau.
— “ Ah ! c’est ainsi, dit M. Bornet. Soit, allons-y. J’en ai vu d’autres. Je me sens bœuf. Je vous défie, un contre dix. Tant pis si la bouteille éclate. Gare au malheur et sauve qui peut ! ”
Les convives, hors d’eux, refusent de l’entendre, perdent prudence. Désireux d’agir, ils souhaitent un dénouement qui les soulage vite, n’importe lequel, et s’en remettent au destin.
Mais tiraillée en divers sens, la bouteille de champagne résiste aux efforts qui se contrarient, s’immobilise, étouffe, pousse toute seule, et le bouchon sort comme un soupir de digestion, se couche sur le côté, au bord du goulot, paresseusement.
À la faveur de l'« incroyable souper » offert par « une douzaine de femmes du vertueux faubourg Saint-Germain » au comte Ravila de Ravilès, Don Juan de l'époque « à qui Dieu n'a pas donné le monde, mais a permis au diable de le lui donner », Jules Barbey d'Aurevilly* révèle son goût du champagne et critique la manière de le boire de ses contemporains « Et il leva son verre de champagne, qui n'était pas la coupe bête et païenne par laquelle on l'a remplacée, mais le verre élancé et svelte de nos ancêtres, qui est le vrai verre de champagne, — celui-là qu'on appelle une flûte, peut-être à cause des célestes mélodies qu'il nous verse souvent au cœur. »
* Le plus bel amour de Don Juan, publié dans La Situation en 1867, puis intégré au recueil « Les Diaboliques » (1874).
Ce soir-là, comme presque tous les soirs, lorsqu’il se trouvait à Valognes et que ses pêches errantes ne l’entraînaient pas, il allait passer la soirée chez ces demoiselles de Touffedelys. Il y apportait sa boîte de thé et sa théière, et il y faisait son thé devant elles, ces pauvres primitives, à qui l’émigration n’avait pas donné de ces goûts étonnants comme “ l"amour de ces petites feuilles roulées dans de l’eau chaude ”, qui ne valaient pas, disaient-elles d’une bouche pleine de sagesse, “ la liqueur verte de la Chartreuse contre les indigestions ”. Infatigables dans leur étonnement, elles retrouvaient à point nommé l’attention animale des êtres qui ne sont pas éducables, en regardant, chaque soir, de leurs deux yeux faïencés, grands ouverts comme des œils-de-bœuf, cet original de Fierdrap procédant à son infusion accoutumée, comme s’il s’était livré à quelque effrayante alchimie ! L’abbé, cet abbé qui venait d’entrer comme un événement, et dont ces dames épiaient la parole, trop lente à tomber de ses lèvres, comme s’il eût voulu exaspérer leur curiosité excitée, l’abbé seul osait toucher au breuvage hérétique du baron de Fierdrap. Lui aussi, comme l’avait dit mademoiselle Ursule de Touffedelys, était allé en Angleterre. Pour ces sédentaires de petite ville, pour ces culs-de-jatte de la destinée, c’eût été comme d’aller à la Mecque, si de la Mecque elles avaient jamais entendu parler !…
Jules Barbey d’Aurevilly
Le Chevalier des Touches
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