Le paon
Dès l’Antiquité, le luxe culinaire passa par la rareté des produits, et le paon était de ces aliments recherchés. La reine de Saba en fut, dit-on, très friande, et le roi Salomon ne manquait pas de lui en faire parvenir. Alexandre le Grand en aurait été également très amateur ; il l’aurait découvert sur les bords de l’Indus (1). À Rome, d’après Varron (R. R. 3, 9, 1) et Pline l’Ancien (2), M. Aufidius Lurcon fut le premier à l’engraisser, en 67 av. J.-C. Son élevage se développa par la suite et prit le caractère d’une véritable industrie rurale. Déjà du temps de Varron, les petites îles circonvoisines de l’Italie furent converties en îles de paons, et l’on établit des parcs de ces oiseaux même sur le continent. Au temps d’Athénée, Rome regorgeait de paons.
Ce fut, en fait, le célèbre orateur Hortensius Hortalus qui l’aurait mis à la mode, en en faisant servir à son « repas de réception dans le collège des prêtres », rapporte Pline l’Ancien (3). Il fut, explique Jérôme Carcopino ; « le premier à manger des paons, non parce qu’il les aimait, mais parce que le paon est plus imposant que les poules et les pintades, venait de plus loin, coûtait plus cher et lui faisait plus d’honneur. » (4) Dès lors, sa chair figura en bonne place sur les tables des gourmets (Cicéron, Ep. 492, 3 ; 494, 2 ; Horace, Sat. 2, 2, 23-24…). On n’hésita pas à accommoder de diverses façons l’oiseau consacré à Junon (5) ; les ragoûts de langues et de cervelles de paon furent très appréciés des empereurs Vitellius et Caligula. Mais, observe Fulbert Dumonteil (6), le summum de cette « frénésie gourmande » fut atteint par Apicius, « qui fit décapiter tous les paons de Rome pour en servir les langues dans un festin resté mémorable ». L’oiseau « s’accommodait aux truffes blanches et parfumées de Libye », prêtait sa chair à la confection de saucisses — qu’Apicius recommande de faire frire … Pourtant, le goût n’était peut-être pas à la hauteur du prix, car cette viande était souvent coriace, filandreuse et peu digeste.
(1) Le paon passa d’Inde en Italie vraisemblablement par l’intermédiaire de la Perse et de la Grèce.
(2) Histoire Naturelle, X, 45.
(3) Histoire Naturelle, X, 45. Varron en fait également état : « Q. Hortensius fit le premier, dit-on, servir cette espèce de volaille dans le festin d’installation de son augure ; prodigalité qui eut l’approbation des voluptueux, plutôt que des gens honnêtes et d’habitudes rigides. L’exemple néanmoins fut contagieux, et le prix de ces oiseaux a depuis monté à tel point, qu’un œuf de paon se vend maintenant cinq deniers, et l’oiseau lui-même facilement cinquante. » (I, III, 6.)
(4) Dans La Cuisine considérée comme un des Beaux-Arts, Éditions du Tambourinaire, Paris, 1951.
(5)Le paon était l’oiseau favori de Junon. Après que Mercure eût tué Argus, la déesse récupéra les cent yeux de ce dernier pour les placer sur les plumes de la queue du paon, qui, depuis lors, en sont ornées. « […] il s'aperçoit que tous les yeux d'Argus ont été vaincus par le sommeil. Il cesse de parler, et, les touchant de sa baguette puissante, il épaissit encore les pavots dont ils sont surchargés. Soudain, de son glaive recourbé, il abat la tête chancelante du monstre ; elle tombe et roule sur le rocher ensanglanté.
Tu meurs, Argus ; tes cent yeux sont fermés à la lumière ; ils sont couverts d'une éternelle nuit : Junon les recueille, et les plaçant sur les plumes de l'oiseau qui lui est consacré, ils brillent en étoiles, sur sa queue épandus. » (Ovide, Les Métamorphoses, 1, 713-723.)
(6) Les paons d’Hortensius, dans La France gourmande, Librairie Universelle, Paris, 1906.
Fragment de fresque romaine, 70 av. J.-C.,
J. Paul Getty Museum, Los Angeles.
Quoi qu’il en fût, il semble que certains riches patriciens mirent le paon à leur table moins pour sa saveur que pour éblouir leurs convives. Ainsi Horace (7) s’adresse-t-il à un gourmet enclin à ce penchant ostentatoire : « J’aurai pourtant du mal à te débarrasser de cette idée qu’il vaut mieux te chatouiller le palais avec un paon servi sur table devant toi qu’avec une poule ; c’est que tu te laisses tromper par de vaines apparences ; l’oiseau rare se vend à prix d’or, et les couleurs de sa queue offrent un beau spectacle. Comme si cela avait quelque importance ! Sont-ce ces belles plumes que tu vas manger ? les lui laisse-t-on pour le faire cuire ? Pourtant, bien que je ne voie aucune différence entre la chair du paon et celle de la poule, j’admets que tu te laisses séduire par des différences d’aspect. » Ainsi le paon n’avait-il pas que des adeptes… Autre poète satirique, Juvénal stigmatise sans complaisance ceux qui, au bain, se plaignaient d’avoir mal digéré leur paon. « Toi, mon ami, tu es sous le coup du châtiment quand, le ventre plein, tu quittes ton manteau et portes aux bains un paon mal digéré. Voilà la cause de morts subites […]. », écrit-il (8).
(7) Satires, Livre II.
(8) Satires, I.
C’est, toutefois, au Moyen-Âge que le paon, comme le cygne, connut ses plus belles heures de gloire gastronomique. Sur les traces de la Rome antique, il devint le mets privilégié des festins d’apparat. Sans doute le devait-il plus à la beauté de son plumage qu’à la saveur de sa chair, qu’on faisait rôtir à la broche. « Oiseau de paradis », véhiculant la notion d’immortalité, il jouait un rôle tout autant symbolique que gustatif — ce qui explique sa présence dans la légende du roi Arthur, lequel le tranchait artistement de façon à en donner une part « symbolique » à chacun de ses cent cinquante convives. Le Viandier de Taillevent (9) indique la manière de le préparer : « L’en tue comme ungne oue, et laissiez la teste et la queue ; soit lardé ou arçsonné, et soit rosti doré, et soit mengié au sel menu. Et dure au loings bien ung moys depuis qu’il est cuit ; et feust ores moisy dessus, ostez le moisy, vous le trouverez blanc, bon et sade par dessoubz. » Il était d’usage que l’oiseau — qu’il s’agisse du paon ou du cygne — fut servi « revêtu », c’est-à-dire recouvert, après cuisson, de ses plumes et, d’une certaine manière, rendu à la vie pour le regard admiratif des convives.
(9) XIVe siècle. La recette vaut aussi pour le cygne (cine).
Taillevent nous a laissé un livre de recettes, Viandier. La plupart des recettes contenues dans ce traité ne sont donc pas de sa plume. En effet, il reprend les recettes de deux précédents recueils anonymes datés du xiiie siècle, tout en en ajoutant d’autres de son propre cru. Aux XVe et XVIe siècles, le Viandier de Taillevent fera l’objet de différents ajouts et remaniements, tout en continuant à paraître sous le nom de Taillevent, alors que celui-ci est mort depuis longtemps.
Au tournant du XVIe siècle, Olivier de Serres, qui considérait le paon comme un mets exquis (10), explique comment l’apprêter de cette façon : « Au lieu de les plumer, on les écorche proprement, en sorte que toutes les plumes restent à la peau. On leur coupe les pieds, et on leur enveloppe la tête avec un linge blanc. En cet-état, on les met à la broche ; et pendant qu’ils cuisent, l’on arrose souvent d’eau fraîche ce linge, pour conserver la tête dans son état naturel. Et après qu’ils sont cuits, avant que de les servir, on les couvre de leur peau où tiennent leurs plumes, et on y ajoute leurs pieds. » Une préparation des plus délicates, donc, que suivaient un découpage et un service non moins protocolaires. En effet, comme l’indique Barbara Ketcham Wheaton (11), « L’apparition à table d’un paon rôti donne lieu à tout un cérémonial : le volatile est présenté fièrement dressé sur son plat, le bec et les pattes dorés. C’est à la façon dont il sait détailler cet oiseau que l’on reconnaît l’habile découpeur. L’invité d’honneur a le privilège quelque peu douteux, de recevoir la tête et le cou ; après quoi, on prépare autant de portions qu’il y a de convives. » Et, pour s’être essayée à confectionner cet apprêt à la manière médiévale, elle avoue que, pour être dodu comme un chapon, le paon ne se caractérise pas moins par « une viande dure, fibreuse » et de goût médiocre. Il est, cependant, intéressant de noter que la remarque de Taillevent sur la bonne conservation de l’oiseau renvoie à la croyance héritée de saint Augustin (12), selon laquelle la chair du paon est imputrescible.
(10) Théâtre d’Agriculture. « C’est le roy de la volaille terrestre, comme la primauté de l’aquatique est deue aux cygnes… quelle plus exquise chair pouvez-vous manger ? »
(11) L’Office et la Bouche, Éditions Calmann-Lévy, Paris, 1984.
(12) Dans La cité de Dieu ( ??), saint Augustin relate une expérience qu’il a faite pour confirmer cette assertion.
Banquet des Vœux du Paon, Le Livre des conquêtes et faits d’Alexandre, XVe siècle,
Paris, musée du Petit-Palais, folio 86 recto.
Avec la Renaissance, le paon demeura un mets apprécié en des circonstances festives. Jean Bruyérin-Champier (13), médecin de François Ier, en témoigne : « Nous avons vu chez les Normands, dans la campagne de Lisieux, des troupeaux de paons qui rapportent un revenu assez important aux propriétaires, car ils les vendent à des volaillers qui les exportent dans les grandes villes pour les repas de noces ou les grands dîners élégants. Ils les engraissent surtout lorsqu’ils brassent leurs boissons [appelées cidre (sistra) et poiré (piratum)], car ces animaux sont surtout friands de pépins et de marcs de pommes et de poires. Mais cet oiseau est très rare dans les autres régions de la Gaule, car il s’avère qu’il endommage les jardins et abîme les toits de tuiles ou de chaume. Aussi, l’élevage de ces volatiles est plus ruineux que profitable. » Aux côtés de vingt-et-un cygnes, de trentre-trois bigoreaulx (14) [sorte de héron], trente-trois aigrettes, trente-trois heronneaulx et de bien d’autres volailles et viandes diverses, trente paons (pans) figurèrent au menu du festin offert, en juin 1549, dans la grande salle de l’archevêché, par la Ville de Paris, en l’honneur de Catherine de Médicis (15), réputée pour être une grosse mangeuse.
Mais le paon se faisait aussi en pâtés. ………
Le paon fut peu à peu supplanté dans les banquets par le « coq d’Inde » — la dinde que nous connaissons —, venu du Nouveau Monde au XVIe siècle. Ce volatile était apprêté comme le paon, sans pour autant être servi « revêtu » de son plumage. Au début du XIXe siècle, le paon était, écrit Grimod de La Reynière (16), « banni de nos tables », bien que, indique-t-il, « nous croyons qu’en Flandre il a conservé quelque crédit, et qu’il s’y montre encore quelquefois aux repas de noce et d’apparat. » Et de manifester quelque nostalgie en dépit de la sècheresse avérée de sa chair : « Il se pourroit […] que celle [la chair] des jeunes Paonneaux, élevés avec soin, nourris avec délicatesse, et engraissés convenablement, offrit encore un manger assez agréable […]. » Selon le gastronome, l’oiseau doit être rôti ou, à la rigueur, apprêté en daube, mais, certes pas, cuisiné en ragoût. « Si ce n’est pas un bon rôti, c’est au moins, pour sa grosseur, un rôti de parade. Qu’on y ajoute sa cherté, et il réunira de quoi contenter la vanité de plus d’un Amphitryon », conclut-il. Il convient de noter que, hormis la Flandre, que mentionne Grimod, l’Espagne continuait de cuisiner ce volatile : un paon rôti et farci de maïs constituait encore en 1815, à Séville, dans les maisons attachées aux traditions, la pièce capitale de tout grand dîner (17).
À la fin du XIXe siècle, une certaine tendance à l’excentricité culinaire remit le paon à l’honneur, Alexandre Dumas (18) y goûta : « Je n’ai mangé du paon qu’une fois dans ma vie ; mais comme il était très-jeune et qu’il pouvait correspondre à ce qu’on appelle le poulet de grain, il me parut excellent. » Cette opportunité lui fut fournie à Saint-Tropez, à l’occasion des fêtes données pour l’inauguration de la statue du bailli de Suffren ; la table avait été dressée sur la place, et au milieu de « plats du meilleur air », à la manière médiévale, « un paon rôti à qui on avait conservé toutes ses plumes étalait sa queue en éventail et dressait son cou de saphir ». Le rôtissage était, de fait, la manière la plus courante d’apprêter l’oiseau. Fulbert Dumonteil va jusqu’à le qualifier de « rôti aristocratique du jour ». Dans le texte (19) qu’il consacre à cet oiseau, il écrit : « jusqu’à présent le Jardin d’acclimatation ne vendait des paons que comme oiseaux d’ornement. Aujourd’hui, il n’est pas rare qu’on lui demande de jeunes paons comestibles. » Et d’ajouter : « Je connais le paon et ses salmis au vin de Champagne. En toute franchise, je préfère de beaucoup un simple dindon du Berri ou un caneton de Rouen, une jeune poulette de la Bresse, un coq vierge de la Flèche…
» La chair d’un jeune paon, artistement traitée, n’est pas à dédaigner sans doute, surtout quand on l’arrose d’un vieux vin d’Aquitaine. Mais, à vrai dire, le mérite gastronomique de cet oiseau réside surtout dans l’éclat féerique de son plumage étincelant.
» […] le paon s’accommode à la braise, en escalope, en filets sautés, en salmis, en daube.
» La façon la plus noble et la plus distinguée de le servir, c’est à la broche, en bourrant ses flancs attendris d’une farce odorante. »
(13) L’Alimentation de tous les peuples et de tous les temps jusqu’au xvie siècle, 1560.
(14) Aussi appelé bihorreau ou roupeau.
(15) Cimber et Danjou, Archives curieuses, cité par Alfred Franklin, La Cuisine, 1888.
(16) Manuel des Amphitryons, 1808.
(17) Fernan Caballero, Œuvres choisies, Paderborn, 1885.
(18) Grand Dictionnaire de Cuisine, 1873.
(19) Les paons d’Hortensius, dans La France gourmande, Librairie Universelle, Paris, 1906.
Rien d’étonnant donc à ce qu’un « Chaufroix de paons en bellevue » ait figuré parmi les rôts du menu du somptueux dîner donné par le prince Galitzine, vice-président du jury des vins à l’Exposition Universelle de 1900 (20), et que présida le prince Ouroussoff, ambassadeur de Russie. Les différents apprêts possibles — à la crème, au paprika, à la bonne femme, en cocotte ou en casserole, avec ou sans garniture, rôti à la broche, truffé, en salmis, à la périgourdine, en galantines, en pâtés ou en terrines — sont également recensés, dans le années 1920, par Prosper Montagné (21), qui déplore la disparition du paon des menus et ajoute qu’« il est à souhaiter que l’oiseau auquel les Grecs avaient décerné le prix de la suprême beauté et que les Romains faisaient figurer dans leurs festins les plus somptueux, reprenne à table, la place glorieuse qu’il y avait occupé depuis le moyen âge jusqu’à la fin du XVIIe siècle. » Ainsi la gastronomie a-t-elle ses modes…
(20) Menu relaté par Edmond Richardin, dans L’Art du Bien Manger (1913). Autre rôt accompagnant ce « chaufroix » : des « Canetons de Rouen flanqués d’ortolans en brochettes ».
(21) Le grand livre de la cuisine, Ernest Flammarion éditeur, Paris, 1929.
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